L’OR DANS L’ART SERBE DU XIIIe SIÈCLE

par Svetozar Radojčić

Le XIIIe siècle serbe, aurea aetas de notre Moyen âge, a ses propres idées complexes sur le prix, la beauté et la valeur symbolique de l'or. Dans la peinture monumentale serbe l'or a une place à part, bien en vue. Ce n'est que dans la Raška que furent conservées des fresques au fond d'or: à l'église de la Vierge de Studenica, à Mileševa, à Sopoćani, à Gradac. L'insistance sur l'or dans la peinture de la Raška est assurément due à l'initiative de saint Sava et, si ce n'est pas à Chilandar, c'est certainement dans l'abside autrefois dorée de Studenica que le fond d'or fut utilisé pour la première fois.
L'or, vu par les yeux de l'esprit comme une valeur intérieure et complexe, est souvent présent dans les textes serbes de la fin du XIIe siècle et du début du XIIIe. A l'époque de saint Sava, l'or était apprécié comme expression de la lumière et de la splendeur d'un aspect extérieur comprenant en soi des qualités spirituelles bien précises. Dans
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Evangile du Prince Miroslav, parchemin, XIIème siècle. Musée des Beaux-Arts, Belgrade, f. 29

l'introduction aux „Indications à observer dans l'usage du psautier", remarquablement traduit du grec par saint Sava, un passage a trait aux ermites qui sont qualifiés d'anges terrestres et d'humains célestes ; ils ont triomphé du diable „.. . et ils brillent mieux que l'or éprouvé par le feu et, devenus plus blancs que la neige, ils dirigent vers le ciel les ailes de la pensée d'or immatériel. .." Cette description des pères vénérables, insistant sur la blancheur et l'or, rappelle un verset de l'Apocalypse (III, 18). Depuis Plotin, l'or est l'image de la pureté de l'âme. Dans ses idées sur l'âme belle et l'âme vile, il s'appesentit sur le contraste : l'âme belle est brillante, l'âme vile est sale et tout ce qui y est laid, c'est un appendice extrinsèque, étranger. Outre le symbolisme de l'or matériel, ,,les Indications à observer dans l'usage du psautier" signalent également un or immatériel, ou, plus exactement, incorporel. Et cette gradation vers une beauté de l'or encore plus sublime s'assimile parfaitement à l'esprit des idées de Plotin qui tendent vers une spiritualisation absolue. Les multiples valeurs symboliques de l'or sont exprimées dans les peintures serbes du début du XIIIe siècle par le vrai or „matériel "; il y est autant un symbole de la pureté qu'un reflet de la splendeur terrestre et de la splendeur supraterrestre. C'est donc pour briller que fut créé l'ange blanc et doré de Mileševa, figurant sur la pierre devant le tombeau du Christ.
Dans son étude sur la symbolique de l'or dans les premiers siècles de Byzance, S. S. Averincev souligne que la lumière dorée était l'image du roi-soleil. Cette idée s'est maintenue, inchangée, même au cours des périodes ultérieures. Dans la littérature serbe, Domentijan, qui mentionne la lumière dans d'innombrables passages, varie souvent la pensée de la lumière inextinguible en identifiant celle-ci au Christ lui-même. Néanmoins, toutes les idées sur la lumière, l'or, le soleil et le feu sont de fréquents lieux communs dans la théologie de la chrétienté orientale et elles s'intègrent toutes dans le courant issu de Platon. A relever les métaphores et les synonymes relatifs à la lumière dans l'oeuvre de Pseudo-Denys l'Aréopagite — tels que φως, ελλαμψις πυρ, ήλιος — on voit bien que c'est presque le même vocabulaire qu'emploie Domentijan à son tour. Celui-ci s'en tient généralement aux modèles que lui fournissent la liturgie et la poésie sacrée, mais il se souvient parfois aussi des passages trouvés dans la littérature de vulgarisation scientifique.
Domentijan est un théologien et ses pensées relatives à la lumière et à l'or impliquent toujours — quelque fortement qu'elles insistent sur la beauté — des métaphores d'ordre moral. L'esthétique serbe du XIIIe siècle repose, dans une large mesure, sur les idées que l'on professait, sur la beauté et la valeur de la lumière et de l'or, dans la basse Antiquité et dans les premiers siècles de Byzance. On n'accède à la beauté primitive, selon Plotin, qu'après
la purification de l'âme. C'est le stychère de la Transfiguration qu'Averincev cite comme exemple de l'idée de retour à la beauté resplendissante primitive: „En transfigurant l'être noirci d'Adam, tu l'as fait briller d'un nouvel éclat et tu l'as transformé en la gloire de ta divinité et en lumière". C'est cette même idée sur la beauté primitive d'Adam, perdue et reconquise, que Domentijan signale au début du pèlerinage de saint Sava (1234-1236). Il précise que son maître avait entrepris ce voyage en suivant les traces du Christ, partant ,,à la recherche de la beauté primitive de l'image d'
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Diptyque de Chilandar XIIIe siècle

Adam, créée par Dieu, en vue de faire régénérer, pour son amour, la race d'ici-bas."
„L'âge d'or" perdu reste ici limité au paradis céleste et toutes les rêveries touchant sa beauté sont liées à l'or, à l'image de la lumière et de la pureté. La pensée du Symbole des Apôtres concernant la lumière de lumière (lumen de lumine) persiste dans l'art serbe du XIIIe siècle comme principe de toute création espérant atteindre la beauté. La lumière est la caractéristique principale de la peinture et de l'architecture soignées par le milieu culturel qui gravitait autour de la cour de la Raška à cette époque. L'édifice idéalement beau, tel qu'il était conçu dans Antiquité à son apogée, atteignait le plus haut degré de la perfection par un éclairage abondant de son espace intérieur. Depuis Lucien de Samosate (120-180), la valeur de l'architecture est déterminée en fonction du nombre et de l'art de ménager des baies. Le système d'éclairage par la lumière du soleil — qui pénètre à travers les fenêtres, mais qui est symboliquement conçue comme lumière du Christ, — est parfaitement réalisé dans l'architecture, aussi bien que dans la peinture murale de la nef à Sopoćani. Une grande baie ouverte se trouve toujours au-dessus du Christ, en tant que personnage principal de la composition: dans la Dormition de la Vierge, le Christ descend d'une fenêtre; le Christ crucifié est éclairée par la fenêtre surmontant la croix; c'est de la même manière que le Christ de douze ans est éclairé dans le Temple; le Christ descendant aux Limbes semble y avoir pénétré par la fenêtre située au-dessus de lui et le Christ de la Transfiguration est illuminé par la lumière venant à travers la fenêtre qui le surmonte.
Contemporain de la construction de l'église à Sopoćani, Domentijan, parlant de ŽiČa, compare celle-ci à la Fiancée du Cantique des Cantiques. Cette comparaison d'un bel édifice avec une belle femme est puisée dans la littérature grecque de la basse Antiquité. Lucien de Samosate souligne, dans l'éloge d'une salle, que celle-ci ressemble à une belle femme qui ne se surcharge pas de parures. Il s'étend surtout sur la description du plafond de la salle, orné d'or, comme le ciel de nuit l'est d'étoiles qui brillent dans l'espace. Robert Grosseteste (1175-1253), évêque de Lincoln, contemporain cadet de saint Sava, s'en tenant à Plotin qu'il avait connu par l'intermédiaire de Pseudo-Denys et Basile le Grand, parle de la lumière et des étoiles d'or en termes suivants: „La beauté de l'or réside dans la splendeur de la lumière et dans son éclat étincelant, de même que les étoiles semblent les plus belles, bien qu'elles ne présentent pas une beauté due à une ordonnance ou à une forme naturelle, mais au seul éclat de la lumière". La lumière est signalée, donc, comme condition de la beauté (visible), étant donné que, privées de lumière, les formes harmonieuses resteraient invisibles.
La lumière des étoiles dorées est distinguée comme exemple d'une beauté pure, originaire. Dans la peinture serbe à l'aube du XIIIe siècle, ces étoiles dorées sur un ciel bleu marine brillent de la plus belle splendeur dans le Crucifiement à l'église de la Vierge de Studenica. Les étoiles de Studenica n'exigent pas seulement de la sensibilité dans l'observation de la beauté extérieure et une bonne connaissance du symbolisme, mais aussi une compréhension de la contemplation spirituelle qui est — de même que la création artistique — identique à la prière.
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Psautier de Munich, f.140r

La peinture murale de l'église de la Vierge à Studenica est très endommagée. Actuellement, on peut à peine entrevoir l'intense contraste que présentaient l'abside dorée et le mur ouest bleu aux étoiles d'or. Les oppositions entre la grande Vierge Orante avec le Christ Emmanuel sur la poitrine, la Vierge de l'Annonciation rappelant la Fiancée du Cantique des Cantiques et celle du Crucifiement formaient une unité complexe, faite de symboles et de procédés d'expression artistique qui s'éclaircissaient réciproquement et se rehaussaient du point de vue de l'esthétique. La vision de la crucis in coelo stellato a sa valeur esthétique et symbolique. A partir du VIe siècle, la croix brillait dans un ciel étoilée à l'abside de grandes basiliques. Au bout de longs siècles, au cours desquels la beauté, aussi bien que le symbole (la croix), ont subi des modifications, les principes de l'ancienne beauté et de l'ancien contenu sont restés inchangés dans le Crucifiement de Studenica, figurant sur le mur face à l'abside.
Le Christ y est représenté comme victime, comme une brebis conduite à la boucherie qui offre son sang à l'humanité sauvée du Nouveau Testament. L'ensemble du Crucifiement de Studenica est conçu comme la disparition des ténèbres et l'apparition de la lumière. La grande illumir.atio, annoncée tant par l'avènement de l'Eglise blanche captant dans un vase d'or „le sang divin et l'eau" que par la retraite de l'obscure Synagogue, est rehaussée par la lumière des étoiles d'or. L'ancienne crux in coelo stellato a éré représentée à Studenica dans une beauté nouvelle au sens multiple.
Belgrade 1977.