LES GUÉRISONS MIRACULEUSES ET LES SAINTS DANS LA PEINTURE MÉDIÉVALE SERBE

par Svetozar Radojčić

Dans l’iconographie paléochrétienne, dès ses origines, les scènes de guérisons miraculeuses étaient en grande faveur et fréquemment traitées. Du temps de Constantin le Grand on mentionne déjà une statue en bronze du Christ guérissant la femme hémorragique. Dans son histoire ecclésiastique (VII, 18), Eusèbe de Césarée décrit cette sculpture avec assez de réserves. À un autre endroit il écrit ouvertement à l’impératrice Constance, soeur de Constantin, que pour sa part il ne saurait lui montrer le vrai et authentique visage du Christ. Cette statue du Christ avec la femme agenouillée que l’on mentionne aussi plus tard représentait sans doute à l’origine Esculape et quelque malade guérie qui avait élevé ce monument au dieu de la médecine en reconnaissance de sa guérison. De tels changements de signification attribuée aux statues étaient connus dès l’antiquité. Souvent aussi la nouvelle dénomination d’un tableau, d’un relief ou d’une statue devenait plus durable et plus populaire que la dénomination primitive. Les »Interpretationes christianae« des vieux motifs mythologiques étaient fréquentes dans l’iconographie chrétienne.
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Sarcophage d'Adelphia, Syracuse

Même un peu plus tard, au IVe siècle (vers 340) les scènes traitées par la sculpture chrétienne dépendaient apparemment assez des modèles antiques empruntés ou remaniés. Sur le fameux sarcophage d’Adelphia à Syracuse on retrouve le motif du Christ et de la femme hémorragique qui ressemble tout à fait à la répétition d’une vieille scène mythologique. Dans l’art monumental paléochrétien le plus ancien s’était formé dès le IVe siècle le cycle des miracles du Christ. Parmi ces scènes l’on préférait et répétait le plus souvent celles de la guérison du paralytique, de l’aveugle, de la femme hémorragique, la résurrection du fils de la veuve et celle de Lazare enseveli depuis quatre jours. Parmi les cycles répresentant les miracles du Christ et datant du début du VIe siècle le plus beau est assurément celui des mosaïques de la basilique de Saint Apollinaire à Ravenne. La série commence par la guérison des deux aveugles de Jéricho (Matth. XX, 29—34). La seconde mosaïque montre la femme hémorragique (Luc VIII, 41—48), la troisième la résurrection de Lazare (Jean, XI, 1—46), la quatrième la guérison du paralytique à Capharnaüm (Luc V, 17—26), la cinquième la guérison du possédé à Gérasa (Marc V, 1—20 ) et la sixième la guérison du paralytique à Bethesda (Jean V, 1—9).
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La guérison du paralytique à Capharnaüm (Luc V, 17—26), basilique de Saint Apollinaire à Ravenne

Les maîtres de Ravenne dépeignent les événements avec précision, mais insistent évidemmant surtout sur leur symbolisme. Le Christ est toujours représenté comme un beau jeune dieu imberbe, qui dans sa vie passagère d’ici-bas, guérit les mortels manifestant généreusement sa nature divine. Plus tard, dans l’art byzantin, qui suivra la crise provoquée par les iconoclastes, les cycles des guérisons miraculeuses seront de plus en plus conçus comme des narrations de faits historiques dans lesquelles le Christ apparaîtra parmi les hommes sous sa forme humaine. Ces nouvelles conceptions ont fortement influencé le progrès des éléments réalistes en peinture à mesure que les maîtres s’efforçaient de rapprocher leur oeuvre de la nature humaine, leurs descriptions des maladies devenaient de plus en plus exactes.

Dans la volumineuse illustration des évangiles qui, suivait le texte presque mot à mot, il était nécessaire de répartir systématiquement la multitude des scènes et de les classer. On arriva ainsi à crréer un ordre d’importance dans lequel les scènes de la passion du Christ avaient la priorité. Les théologues byzantins, naturellement enclins à la répartition minutieuse en catégories, ont rangé dès le XIVe siècle les scènes des miracles dans celle des scènes illustratives. L’éminent théologue byzantin Nicolas Cavasilas (mort en 1371) ne sous-estime pas les scènes des miracles, mais il les met au second rang, après la Passion, en tant que sujets représentés simplement pour raviver la foi des fidèles et les convaincre de la nature divine du Christ. Les méditations de Cavasilas sont d’un ton qui ressemble assez à une réaction contre les conditions réelles régnant dans la peinture byzantine de l’époque. La vogue des scènes de la Passion du Christ commence à baisser vers le milieu du XIVe siècle, et en revanche les scènes de miracles deviennent de plus en plus fréquentes.

Vers le milieu du XIVe siècle lorsque, dans notre peinture monumentale régnait la monotonie uniforme de la narration minutieuse, qui suivait la Bible mot à mot, tous les cycles du Nouveau Testament, participant à la profusion générale, sont réduits à une valeur simplement illustrative.
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Guérison miraculeuse de l’hydropique »imušteg trud vodeni« (Luc 14, 2—4), Dečani

Les maîtres de Dečani, recourant à un réalisme modéré qui depuis longtemps était pénétré de formules fixées d’avance, ont créé aux environs de 1340 l’un des plus grands cycles des miracles du Christ connus dans l’art byzantin et serbe. L’inégalite des modèles et de la qualité de la peinture est un trait caractéristique commun à toute la peinture murale de Dečani. Certaines fresques de cette série ont été exécutées par des apprentis qui avaient à peine commencé leur apprentissage (surtout celles de petit format), tandis que d’autres compositions traitant des miracles du Christ se rangent parmi les chefs-d’oeuvre de la peinture murale serbe du XIVe siècle, comme c’est le cas de la grande fresque de Dečani qui représente le Christ guérissant l’hydropique »imušteg trud vodeni« (Luc 14,2—4). Dans les textes des évangiles on mentionne souvent qu’une grande foule suivait le Seigneur et les apôtres; le texte de saint Marc sur la guérison du paralytique nous dit combien de monde il y avait dans cette foule. La foule était si dense devant la maison dans laquelle se trouvait le Christ que les porteurs du malade furent obligés de grimper sur son toit, d’enlever les tulles et de descendre à l’aide de cordes la civière avec le malade immobilisé aux pieds du Christ. Dans la peinture plus ancienne l'on ne montrait que les protagonistes de la scène; à partir du milieu du XIVe siècle les peintres, surtout à Dečani, déploieront largement leur composition et y feront entrer un grand nombre de personnages secondaires. L’évangéliste Luc décrit brièvement l’événement de la guérison de l’homme »frappé de grosse maladie« »na kome bješe debela bolest« (Luc 14, 2 sqq). La mention lapidaire de Luc sur cette guérison a inspiré les maîtres du XIVe siècle pour leur magnifique composition solennelle. Au milieu, derrière le Christ et le malade, on voit des édifices somptueux au large portail, à conque entrouverte, à architrave décorative et à colonnes massives. Derrière le Christ se tiennet sept apôtres. Le malade est soutenu par deux Juifs derrière lesquels apparaît la foule de pharisiens et de curieux. Plus de vingt personnages apparaissent dans la composition entière. On peut conclure à partir des autres fresques de Dečani du même type qu’il existait déjà aux environs de 1340—1350, dans la peinture murale byzantine un vaste cycle des miracles du Christ particulièrement solennel. Certaines fresques du même cycle de Dečani ont été exécutées d’après des cartons issus des ateliers de Constantinople.

Dans la multitude des diverses conceptions du cycle des miracles de Dečani, l’on remarque, sur un exemple isolé, toute l’incertitude qui règnait dans la peinture serbe de l’époque de Dušan. Sur des fresques traitant le même sujet s’entrecroisent les tendances les plus opposées, deux approches diverses à la peinture religieuse dont l’une est naturaliste et l’autre spiritualiste, rappelant un peu ce qui se passait, à la même époque en Europe occidentale dans le bas gothique. Il serait difficile de discerner une idée qui soit commune à toute la large galerie de vingt fresques de Dečani illustrant les miracles du Christ.
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Guérison miraculeuse de deux démoniaques (Matth. 8, 28—32), Dečani

Les événements ne suivent pas un ordre chronologique, les scènes ne sont pas groupées d’après leur aspect, elles s’étendent sur le même compartiment des parois de l’église, comme un conte plein de contrastes et de surprises. Pour les historiens de notre ancienne médecine ce sont assurément les scènes peintes par les maîtres à tendance naturaliste qui, comme source historique, ont le plus de valeur, on y montre plus exactement le visage des malades surtout des forcenés, des enragés, des possédés et des lunatiques. On peut dire sans exagération que le cycle des guérisons miraculeuses qui se trouve à Dečani représente l’ensemble le plus vaste de la peinture monumentale byzantine à teneur médicale dont la date soit exactement fixée. Dans les cycles, assez volumineux d’ailleurs, des mosaïques siciliennes traitant des guérisons miraculeuses du Christ l’on n’a conservé que seize scènes. A Dečani il y en a plus de vingt. Les maîtres de Dečani preséntent les scènes du cycle dans cet ordre un peu chaotique:
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Guérison miraculeuse du lunatique, Dečani

 1. Résurrection du fils de la veuve (Luc 7, 11—16)
 2. Guérison miraculeuse du lunatique (Matth. 17, 14—18)
 3. Résurrection de la fille de Jaïre (Marc 5, 22—43)
 4. Guérison miraculeuse du sourd-muet (Marc 7, 32—37)
 5. Guérison miraculeuse du serviteur du Centenier de Capharnaüm (Matth. 8, 5—13)
 6. Guérison miraculeuse du lépreux (Matth. 8, 1—4)
 7. Guérison miraculeuse du possédé (Marc 1, 23—26)
 8. Le Christ guerit les malades frappés de diverses maladies (Marc 1, 34)
 9. Le Christ guérit la belle-mère de Pierre »a magnis febribus« (Matth 8, 14—15)
10. Guérison miraculeuse du paralytique (Marc 2, 1—11; Luc 5, 18—20)
11. Le Christ guerit l’aveugle et le sourd (le démoniaque qui était muet et aveugle — Matth. 12, 22)
12. Le Christ guérit la femme hémorragique (Matth. 9, 20)
13. Guérison miraculeuse de l’hydropique »imušteg trud vodeni« (Luc 14, 2—4).
14. Guérison miraculeuse des dix lépreux (Luc 17, 12)
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Le Christ guérit le forcené , Dečani

15. Guérison miraculeuse de deux démoniaques (Matth. 8, 28—32)
16. Le Christ guérit l’homme à la main désséchée (Matth. 12, 10)
17. Le Christ guérit la fille de la Cananéenne (Matth. 15, 22)
18. Le Christ guérit le forcené (on ne trouve pas le texte correspondant dans les évangiles)
19. Le Christ guérit saint Barthimée (Marc 10, 46)
20. Le Christ guérit le lunatique »bjesnujušta se na nov mesec« (l’enragé à la nouvelle lune) (Matth. 17, 14—18) — le frère Pavle Posilović mentionne brièvement dans sa traduction de »la Fleur de la Vertu« (1701) ces malades dans un paragraphe intéressant sur la folie; il y dit: »oni se zovu misečani, a to jest kako se misec prominue, onako ti i oni...« (ils s’appellent somnambules, c’est à dire qu’ à mesure que la lune change, ils changent eux aussi.).

Il serait difficile, en pareille occasion, de parler de tous les détails des fresques de Dečani sur les guérisons miraculeuses. La plupart des maîtres de Dečani ont tendance à la description, ils observent avec attention et décrivent les malades avec précision: les aveugles s’appuient sur des bâtons et portent des besaces de mendiants, les lépreux sont pleins de plaies, les fous sont souvent dans les chaines, l’homme hydropique est tout gonflé, les ressuscités ont un air caverneux, on montre de façon tout à fait drastique le vieillard souffrant d’une hernie; les écloppés se servent de prothèses primitives, de béquilles, de crampons et d’engins leur permettant de ramper.
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Le Christ guerit l’aveugle et le sourd (le démoniaque qui était muet et aveugle — Matth. 12, 22), Dečani

Ce réalisme apparaît dans la description de l’entourage du malade ou du moribond. Sur la fresque représentant la résurrection du fils de la veuve on voit une nombreuse famille, la mère éperdue qui s’arrache les cheveux et jette de hauts cris, comme nous nous les représentons d’après les poésies naïves de nos vieux poètes du littoral. La cohue autour du moribond sur la fresque de la résurrection du fils de la veuve fait penser aux vers du vieux poète Žuvetić: »pogledaj puke koji plaču a dekle strašu prikidajuć vlase« (regarde les hommes qui pleurent et les filles qui crient et s’arrachent les cheveux) — ce qui correspond plutôt à notre vieille coutume nationale de pleureuses qu’au texte modéré de l’Evangile.
Me bornant ici aux cycles fermés des guérisons miraculeuses du Christ, je ne saurais m’étendre aux nombreuses autres fresques de même teneur. Les guérisons et les résurrections sont fréquentes dans d’autres cycles, dans celui des fêtes, de la vie des apôtres, dans l’illustration des paraboles et dans les nombreux miracles de la vie des saints et des martyrs.

La peinture illustrative à description minutieuse s’est maintenue dans la peinture serbe jusqu’au dernier quart du XIVe siècle. Les fresques de même teneur peintes plus tard ont beaucoup plus de valeur picturale, mais, en tant que documents historiques sur l’évolution de la médecine, elles, n’ont presqu’ aucune valeur.
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Le Christ guérit la femme hémorragique (Matth. 9, 20), Dečani

Des raisons de nature théologique ont beaucoup influencé le traitement artistique des scènes dans lesquelles le Christ apparaît comme guérisseur miraculeux. Dans le vieil art médiéval serbe la conception même du tableau comme tel change radicalement vers 1375. L’oeuvre d’art s’enrichit de nouvelles valeurs conceptuelles et esthétiques. Un nouveau style se forme, sentimental, décoratif et chargé de symboles religieux. Les parois des églises voient rapidement diminuer le nombre de cycles dont elles sont couvertes et augmenter la dimension des compositions qui acquièrent aussi un nouveau sens. Ces changements ont surtout affecté les cycles des miracles du Christ. La merveilleuse peinture murale de Ravanica, Kalenić et Manasija presente à l’endroit le plus en vue les fresques illustrant les miracles du Christ. Certaines scènes choisies des guérisons miraculeuses y sont présentées dans un nouveau contexte et un traitement tout à fait nouveau. Contrairement à la peinture illustrative du milieu du XIVe siècle, on ne souligne plus la nature divine du Christ par de nombreux arguments, les peintres du nouveau style font rayonner cette nature de sa beaute spirituelle et altière et de sa force de guerisseur. On peint de nouveau la guérison des aveugles, des paralytiques, des lépreux, de l’hydropique. Quoique de point de vue iconographique les fresques de Ravanica, de Kalenić et de Manasija nous rappellent des compositions plus anciennes, cette ressemblance n’est que fictive. Les nouvelles fresques ont une structure extrêmement complexe et un nouveau contenu sentimental et esthétique. Peintes lentement, minutieusement, achevées à la perfection, elles font l’effet d’icônes monumentales dans lesquelles rien n’est laissé au hasard, fait en vitesse ou improvisé.

Au cours des trois premiers quarts du XIVe siècle l’art médiéval serbe nous offre dans ses fresques des miracles du Christ — qui souvent sont de qualité médiocre — de nombreuses informations sur la médecine médiévale serbe. Celles du dernier quart se rapportant aux mêmes sujets, peintes brillamment et d’une grande valeur artistique s’élèvent dans les sphères de l’austérité transcendentale et ne s’arrêtent pas aux petits details qui pourraient servir de sources à une science d’ici-bas telle que la médecine.
Le sujet des miracles du Christ peut être suivi dans l’art médiéval des chrétiens d’Orient à travers les siècles. Cet art avait toujours des conceptions définies et une espèce de permanence concentrée.
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Guérison miraculeuse des dix lépreux (Luc 17, 12), Dečani

La multitude des légendes sur les miraculeuses guérisons des divers saints mineurs est fort variée et elles étaient toujours présentes dans cette vie religieuse qui fleurait la superstition. Le calendrier chrétien est peuplé des saints patrons des medecins très populaires et de tout aussi populaires patrons des malades.

Dans la répartition systématique des saints orthodoxes une place spéciale est réservée aux saints »désintéressés« οἱ ἀνάργιροι — die heiligen Geldverachter. Dans son Épître aux apôtres le Christ mentionne de façon explicite la guérison des malades: »Guérissez les malades, purifiez les lépreux, ressuscitez les morts, chassez les démons, vous n’avez rien payé, ne vous faites pas payer« (Matth. 10, 8). Selon la tradition Luc était celui des apôtres qui fut médecin; plus tard on le mentionnera aussi comme tel, mais il est plus connu comme peintre et surtout comme évangéliste. Dans la Vie des apôtres on répète souvent qu’ils avaient hérité leur puissance de guérison du Christ, en particulier Pierre et Jean. Ces informations se perdent presque totalement dans la tradition plus récente. Au cours du moyen-âge et surtout à l’Orient chrétien un autre groupe de saints guérisseurs apparaît — de saints qui pour leurs services n’acceptaient ni argent ni cadeaux. Le fait même de leur désintéressement les avait éléve au rang de saints. À la tête de ces saints »désintéressés« »besrebrenika« se trouvent deux médecins: Côme et Damien. Leur popularité fut si grande qu’on les a triplés. Le calendrier fête trois paires de Côme et Damien: le ler juillet deux médecins romains, le 17 octobre deux médecins arabes et le ler novembre deux médecins du même nom venus d’Asie. On les fête séparément et on les représente aussi de façon différente. Au XIVe siècle on les trouve tous peints chez nous dans la même église de Dečani. Dans la zone inférieure ils sont peints dans leur toge solennelle de citoyens romains, dans la même zone en Arabes, turbans en tête, et dans les zones supérieures un peu plus modestemnet vétus, en Asiates. Cette paire de médecins venus d’Asie devint chez nous la paire la plus populaire au XVIe et XVIIe siècle grâce aux nombreux détails de leur hagiographie.

Les détails intéressants sont toujours nombreux dans la vie des saints médecins, des anargyres comme on les nomme dans l’iconographie byzantine. C’est ainsi que l’on dit des saints romains Côme et Damien qu’ils ont effectué la transplantation d’une jambe. Notre peinture murale n’a pas conservé de souvenir de ce miracle. La description détaillée de cette transplantation est due à un peintre anonyme florentin, auteur des fresques de la chapelle Rinuccini dans l’église de Santa Croce sur une prédelle qui se trouvait encore en 1937 à Budapest mais qui a été achetée pour faire partie des collections de S. Cress et est actuellement exposée dans le Musée des Beaux Arts de la Caroline du Nord (G. 60, 17, 9). La peinture naïve du modeste peintre florentin datant des environs de 1370, nous montre tour à tour: la découverte du cadavre récent d’un nègre, la jambe noire coupée greffée sur le corps du sacristain malade et la jambe malade de celui-ci, mise au tombeau avec le nègre. La scène qui illustre l’heureux dénouement de l’événement est particulierement suggestive: le sacristain avec sa jambe noire remercie, les mains jointes, les médecins miraculeux et ceux-ci contemplent en souriant le résultat de cette singulière opération.
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Côme et Damien dans 16 scènes de guérisons miraculeuses, peinte par Radul, Peć, XVIIe siècle

De nombreuses scènes de la vie et du martyre des saints Côme et Damien ont été peintes par le fameux fra Angelico sur le retable de l’autel du couvent florentin de Saint Marc (vers 1438—1443) comme décoration de sa predelle. Par l’intervention de l’activite commerciale, des fragments du chef-d’oeuvre de Fra Angelico se trouvent disséminés dans le monde entier. Certaines parties du cycle de la vie des saints Côme et Damien se trouvent dans la Vieille Pinacothèque de Münich, la Galerie Nationale d’Irlande, le Louvre, la Galerie Nationale de Washington et il en reste aussi à son lieu d’origine, à Florence dans le Museo di San Marco.

La plus belle icône serbe dans laquelle figurent les anargyres Côme et Damien dans 16 scènes de guérisons miraculeuses a été peinte par Radul, l’un des plus féconds peintres serbes du XVIIe siècle. L’icône, peinte très soigneusement en 1673—1674, et conservée dans son cadre en bois sculpté et doré, est restée presque intacte dans le trésor de la patriarchie de Peć.

Le saint médecin Panteleimon (fêté le 27 juillet) jouissait dans l’église d’Orient et particulièrement dans l’église serbe d’une faveur particulière. Étienne le Premier Couronné, écrivant la biographie de son père et mentionant ses oeuvres pieuses dit qu’il faisait l’aumône au »svetago i velikago mučenika Panteleimona v grade Niši, jaže hram s’zida tu« (saint et grand martyr Panteleimon en sa ville de Niš et lui y éleva une église). L’église actuelle de Saint Panteleimon a Niš a été construite en 1871, à l’endroit certain où se trouvait l’ancienne église construite par Nemania. Saint Panteleimon était selon toute apparence l’objet d’un culte particulier dans nos régions dès le XIIe siècle. On conntait la petite église à cinq coupoles à Nerezi au dessus de Skoplje qui est dédiée à ce saint. Dans la peinture murale des grandes églises serbes du XIIIe siècle figure régulièrement aussi saint Panteleimon. À Sopoćani le jeune médecin est représenté trois fois: dans le naos, la chapelle nord flanquant le vieux narthex en compagnie de saint Hermolée avec lequel il a été décapité, et dans la chapelle sud dans l’ensemble des scènes de la vie de Nemania. On mentionne rârement que la fameuse église de Boiana, à Vitoša, au-dessus de Sofia (fondation d’un seigneur bulgare qui se disait descendre de la famille de Nemania) est elle-aussi dediée à saint Nicolas et à saint Panteleimon. À Arilje, datant des dernières années du XIIIe siècle, saint Panteleimon occupe aussi une place de choix, au-dessus de la clôture du choeur.
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Chilandari, Musée, St. Pantélémon, debut du XIVe siècle

Le jeune et beau médecin de Nicomedie, à la chevelure abondante, est toujours peint avec ses attributs: sa lancette à la main droite et le panarion (πανάριον) un coffret avec des médicaments, dans sa main gauche. Il est toujours habillé de la même façon, vraisemblablement dans ses habits de médecin. L’une des plus belles icônes de saint Panteleimon est conservée à Hilandar au Mont Athos. Elle est réstee presqu'intacte quoiqu’elle date des premieres années du XIVe siècle. D’après les échos d’une tradition plus récente il parait que le culte de saint Panteleimon était assez développé à Prizren. En 1651 on pouvait encore voir les ruines de l’église de saint Panteleimon dans cette ville, et ce quartier s’appelait encore récemment »rue de Pantelée«. Il semble que le culte de saint Panteleimon dans nos régions vers le milieu du XIVe siècle ait aussi été sous l’influence du Mont Athos. L’empereur Dušan fit restaurer le monastère russe de Saint Panteleimon au Mont Athos et en mentionnant ce saint avec grand respect lui donne les titres de »grand martyr et guérisseur miraculeux«.

Les autres saints médecins du calendrier orthodoxe n’étaient pas particulierement populaires. On fête, vers la fin de janvier une paire de médecins, saint Cyrus et saint Jean. Le premier février saint Triphon (Trifun) gardeur d’oies qui d’après la légende guérissait bêtes et gens. Le 20 juin on fête saint Thalalée qui fut lui aussi médecin, il semble que son portrait ait conservé ses traits authentiques. Les manuels iconographiques décrivent en detail sa figure et mentionnent même qu’il avait les cheveux roux. Le 27 juin on fête saint Samson, médecin de la cour de Justinien et le 16 août saint Diomède, médecin originaire de la ville de Tarse.
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Saint Pantaleimon, Kalenić

À partir des dernierès décennies du XIVe siècle les peintures des saints et des saintes qui opéraient des guérisons miraculeuses représentées dans l’iconographie murale serbe sont réléguées dans le narthex. L’une des plus belles galeries de saints anargyres a été conservée dans le monastère nommé Markov Manastir. Ce sont: saints Côme et Damien, saint Panteleimon et trois paires de médecins: Cyrus et Jean, Samson et Diomède et Zotique et Côme (le Romain). Saint Zotique, qui sans cela est rarement représenté, est fêté le 31 décembre comme fondateur d’un hôpital pour les pestifères à Constantinople. Nous trouvons dans le même monastère le portrait de deux femmes-médecins: sainte Thecle (fêtée le 24 septembre) et sainte Marina (fêtée le 17 juillet). Au début du XIVe siècle l’on fêtait chez nous aussi sainte Anastasie pharmacolytrie (ἡ φαρμακολυτρία) qui protègeait des empoisonnements et des mauvais sorts. Elle avait son église à Constantinople, près du monastère du Christ Pantocrator.
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Sainte Thecle (fêtée le 24 septembre), Gračanica

Le poète grec Manuel Phyles a composé des vers en l’honneur de sainte Anastasie dans lesquels l’on mentionne, parait-il, Étienne Dečanski. Un peu plus tard l’empereur Dušan a lui-aussi manifesté son respect pour cette sainte. Il est vrai qu’elle était très utile aux courtisans de l’époque. Dès la fin du XIIe siècle elle est mentionnée par Antoine de Novgorod comme sainte Anastasie qui »vsakoe volhovanie i potvori otkrivaet«, et l’on disait d’elle en latin »quae liberat a veneficiis«. Vers le milieu du XIVe siècle il y avait un petit monastère près de Zihna (au sud-est de Serres - μονη της αγιας Άναστασίς) dédié à sainte Anastasie. Lorsque ces régions firent partie du territoire de la Serbie médievale, les moines de Sainte Anastasie venaient souvent importuner l’empereur Dušan et il leur octroya à plusieurs reprises des »prostagmes«. Sainte Marina était connue pour exorciser efficacement des démons. Deux églises lui étaient consacrées en Macedoine, une chapelle dans une grotte sur la rive occidentale du lac de Prespa et une église à Skoplje.

Le culte de sainte Thecle (fêtée le 24 septembre) est beaucoup plus ancien chez nous. Les Croates l’appelaient Sutikla et avaient traduit sa légende en vieux-croate dès le XIIIe siècle. À Dubrovnik on appelait cette sainte (vers 1253) T’kla, et au Monténegro Tchecla. C’est d’après elle qu’a été nommée la tribu des Tcheklitchi mentionnée vers 1381, notamment un certain Tcheklitch Bojko Ivanović »de Ledenice super Catharum«.
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Les saints Flore et Laure

Les Slaves de confession orthodoxe connaissent aussi des saints vétérinaires et même deux paires saints: saint Flor et saint Laure et saint Blaise et saint Modeste. La tradition chrétienne sur les saints martyrs Flore et Laure (fêtés le 18 août) s’est complétement modifiée avec le temps. Les deux saints, originaires de Lipljan (l’antique Ulpiana) étaient connus comme tailleurs de pierre et sculpteurs. Ce n’est qu’au Moyen-Âge qu’ils deviennent les patrons des chevaux et leur nouvelle légende se rattache de plus en plus à celle des divinités jumelles antiques, des Dioscures, Castor et Pollux.
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Saints Serge et Blaise de Sébaste, Gračanica

Les icônes des martyrs Flore et Laure rappellent évidemment les amulettes métaliques des cabyres c’est-à-dire des cavaliers du bord du Danube. Les saints Flore et Laure font leur apparition dans la peinture murale serbe au XIIIe siècle et sont souvent représentés même plus tard. Leur culte était cependant le plus développé à Novgorod de même que celui de deux autres saints patrons du gros bétail saint Blaise (e saint Vlaho de Dubrovnik) fêté le 11 février et saint Modeste (fêté le 18 décembre). On estime communement que les saints vétérinaires protecteurs du bétail sont arrivés en Russie par l’intermédiaire de la Serbie médievale.

La société médievale serbe n’accueillait pas avec la même faveur tous les saints guérisseurs de l’église orthodoxe. Il est difficile aujourd’hui de comprendre pourquoi certains d’entre eux devinrent très populaires, tandis que d’autres tombèrent presque dans l’oubli. Par exemple saint Menas, grand magicien et opérateur de guérisons miraculeuses parmi les Grecs, n’est connu que chez les Serbes. Peut-être est-ce du à sa légende étrange dont une certaine partie est meme lascive. Il s’agit de l’histoire du paralytique et de la femme muette contée tout a fait dans le style des anecdotes sur les guérisons comiques d’Esculape.

La différence du genre de vie et des conceptions religieuses des Serbes et des Grecs étaient assez marquées. À certains égards les Serbes étaient plus proches des Occidentaux que des Orientaux. Dans l’état des Nemanides, de même qu’à l’ouest, les traditions dynastiques était plus fortes. Le culte de l’ancêtre souverain ouvrait les portes à l’idée de l’origine divine de la dynastie. Les souverains serbes ont souvent été canonisés, et certains parmi eux étaient censés opérer des miracles. La même tradition était valable en France, en Angleterre, en Hongrie. Dans l’histoire plus récente des croyances médiévales une expression a été forgée spécialement à cet effet. On appelait ces souverains les rois thaumaturges. Parmi les souverains serbes ce sont surtout Nemania, Milutin, et Étienne Dečanski qui étaient considérés comme opérateurs de miracles. Milutin, dont les restes furent transférés à Sofia est devenu le patron de la ville dans laquelle il est vénéré sous le nom de »sveti kral«. Les moines d’Hilandar essayerent vers le milieu du XVIe siècle d’obtenir par l’intermédiaire du tsar Ivan le Terrible, l’autorisation du Sultan de faire transférer les reliques de Milutin à Hilandar, mais les Turcs n’autorisèrent pas ce transfert. La foi dans le pouvoir des reliques d’opérer toute sorte de guérisons et de garantir contre les maux a incité les croyants à des actions étranges. Les reliques furent transférées, cachées, volées, vendues et achetées. Les Vénitiens étaient particulierement peu scrupuleux dans ces transactions, c’est eux qui furent les principaux marchands de reliques après la première prise de Constantinople de même q' après sa chute définitive.

II serait cependant partial et injuste de vouloir qualifier toutes les transactions entreprises au sujet des saints faiseurs de miracles et de leurs reliques de simples superstitions. Les conceptions religieuses des gens cultivés diffèraient, au moyen-âge, beaucoup de la foi simple des illettrés. Au sein de la Serbie de Nemania s’est aussi formé un cercle qui a su maintenir — dans une permanence que notre culture moderne n’a pas su atteindre — un niveau de culture chrétienne qui nous impressionne encore aujourd’hui. Le milieu d’où sont sortis nos vieux écrivains, nos peintres, nos architectes, nos savants et nos organisateurs, nos chefs politiques et écclesiastiques, était un milieu d’élite, »humana species altior« disait-on du temps d’Auguste, il avait aussi ses idées propres au sujet des miracles et des faiseurs de miracles. Les descriptions originales des guérisons miraculeuses que l’on trouve dans la littérature et la peinture serbes ne ressemblent qu’en apparence aux légendes médiévales pleines de simplicité.
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Résurrection du fils de la veuve (Luc 7, 11—16), Dečani

Dans la description des miracles opérés par Nemania, il y a encore une certaine imitation naïve des modèles grecs et Nemania canonisé sous le nom de Siméon (Simeon Mirotočivi) y est presenté non pas comme le premier souverain de la dynastie de ce nom mais bien comme une espèce de remplassant serbe de saint Démetrius de Salonique qui, lui aussi était Myroblytes. La scène de la guéruison miraculeuse d’Étienne Dečanski, auquel saint Nicolas rend la vue, décrite de façon dramatique dans la littérature et l’art serbes a été reprise de ceux-ci et insérée dans des annales russes réputées, en particulier dans le лицевой летописный свод, du XVIe siècle.

Dans cette ancienne littérature serbe les descriptions des miracles de saint Sava sont celles qui sont les plus frappantes. II est certain que c’est Théodose qui est l’écrivain serbe le plus remarquable par son interprétation technique des guérisons et aussi celui qui va le plus au fond des choses. Sa description de la manière dont saint Sava a fait revenir à lui son frère défaillant, l’a fait entrer dans les ordres et l’a rendu capable de remettre le pouvoir entre les mains de son fils Radoslav, est loin d’avoir la naïveté d’une legendé. Vu
du dehors, le cours des evenements ressembe à celui que nous rencontrerons communément dans la vie des saints, mais tout le reste dont Théodose parle est bien supérieur à un simple ouvrage pieux. Il débute par la description de la chevauchée rapide de saint Sava désireux de trouver son frère encore en vie. À son arrivée à la cour de son frère on lui annonce qu’Étienne est mort. Mais Sava ne perd pas l’espoir, il se met en devoir de réciter sa grande prière au Christ. Il rappelle au Seigneur comment il a ressuscité d’entre les morts, Lazare, le domestique du centenier, la fille de Jaïre et le fils de la veuve et le prie de toute son âme d’ordonner à l’ange qui déjà emportait l’âme d’ Étienne au cieux, de rapporter cette âme, rien que pour un moment, »pour cette journée jusqu’au soir qui descend«. Dans son recours à l’aide du Seigneur saint Sava se dispute avec l’ange psychopompe et dit: »Ange de Dieu, au nom de Notre Seigneur Jésus Christ je te le dis: rends son âme à ton serviteur et à mon frère ... alors«, continue Théodose, saint Sava s’approcha de son frère, lui posa une main sur le coeur et resta longtemps en prière, invoquant celui qui connait tous les secrets et voit tout ce qui est caché« (znalcu tajni i svevidcu skrivenog). Théodose décrit calmement, sans exagération le bref retour à la vie d’Étienne. En paraphrasant Luc 8, 52, saint Sava apaise l’entourage du roi: »Ne pleurez pas et ne criez pas; le roi n’est pas mort, il n’est qu’endormi«. Puis Sava se met en devoir de tout terminer en hâte: il redresse son frère, lui donne l’onction monacale et l’appelle frère Simon. Étienne est déjà moine au moment où il remet le royaume à son fils Radoslav et reçoit les derniers sacrements. Et Théodose termine: »Et c’est ainsi que le nommé Simon, tendrement étreint par le saint archêveque. .. rendit son âme«. La foi profonde de Théodose lui permet de décrire de façon recueillie et calme mais très suggestive le drame des derniers môments d’Étienne le Premier Couronné. La narration du miracle de saint Sava opéré sur son frère à son lit de mort ne se rabaisse pas à un ton primitif de conte miraculeux. Dans le texte de Théodose le miracle même et la description des actes rituels solennels se confondent en une réalité d’atmosphère médiévale dans laquelle apparait notre incapacité de résoudre le mystère de la mort, de telle façon qu’elle ne s’écarte pas beaucoup de la psychologie de l’homme moderne.
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Saint Siméon Nemania et saint Sava (1645), résurrection d’Étienne le Premier Couronné, Morača

L’un des meilleurs iconographes du XVIIe siècle nommé Kozma a peint d’après la Vie de saint Sava, écrite par Théodose, sa grande icône du monastère de Morača sur laquelle figurent saint Siméon Nemania et saint Sava (1645) et sur laquelle on voit la résurrection d’Étienne le Premier Couronné opérée par saint Sava. On pourrait s’attendre qu’après si longtemps la peinture s’écarterait du texte de Théodose écrit au XIIIe siècle et même le déformerait. Or, il n’en est rien. Kozma s’est montré digne de sa tache. Il retrace tout jusqu’au moindre détail: l’ange descendant des cieux pour apporter l' âme du défunt, le jeune moine tenant prête la robe de bure (odelo vlaseno), le futur roi Radoslav essuyant ses larmes avec un mouchoir blanc et au milieu saint Sava penché très bas sur son frère »priant très fort« (moli se mnogo). Tout ceci, tout sérieux, austère et solennel que se soit, est representé avec beaucoup de retenue. Seul un lecteur ayant penétré à fond le texte de Théodose pouvait choisir comme sujet le moment de la culmination de sa tension intérieure. Kozma ne peint pas la résurrection physique du corps, le moment où Étienne se lève et s’assied, que Théodose ne mentionne qu’en passant. Le peintre, suivant en cela probablement quelques bons modèles antérieurs, met l’accent sur la partie de l’événement qui précédait immédiatement le miracle. Kozma peint le drame intérieur, le moment de la prière intense de saint Sava et le signe déjà apparent de la faveur du Christ, l’ange qui descend rapportant l’âme d’Étienne. Le miracle de saint Sava est en réalité discretement représenté comme un miracle du Christ. Saint Sava n’y figure pas comme faiseur de miracles, mais seulement comme intermédiaire pieux dont la prière a été exaucée.

Cet exemple choisi parmi d’autres montre assez clairement à quel point notre ancienne littérature et notre ancien art savaient interpréter les miracles de façon élevée. La description des miracles dans les textes de nos bons auteurs, surtout de Domentian et de Théodose et sur les fresques et icônes peintes d’après les textes de ce dernier, témoignent de la distance qu’il y avait chez nous — dans les milieux instruits du XIIIe au XVIIe siècle — entre l’altière répresentation de l’apparition d’un miracle et les narrations naïves qui se rattachent aux superstitions et sorcelleries.

Svetozar Radojčić