LA TABLE DE LA SAGESSE DANS LA LITTÉRATURE ET L'ART SERBES DEPUIS LE DÉBUT DU XIIIe JUSQU'AU DÉBUT DU XIVe SIÈCLES
Au printemps de l'année 1237 le disciple anonyme de Saint Sava a écrit l'office du transfert des reliques de son maître de Trnovo à Mileševa. Dans un de ses cantiques, au commencement même, se trouvent les vers:
Approchez, o fidèles, afin que nous recevions la communion,
Au repas sacramentel à la solennité sainte,
Car Sava nous convoque comme ses invités spirituels
A sa table divine et douce,
Et non à la viande rôtie et aux mets mortels,
Assimilons-nous à sa douceur et à sa bénignité
Et à sa simple philanthropie omnisciente,
Au saint qui resplendit parmi les saints.
(d'après la traduction en serbo-croate de
D. Bogdanović)
Le sujet de ce cantique se fonde sur le passage connu des Proverbes de Salomon (9,1—6), traitant de l'invitation amicale de la Sagesse: la Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes; Elle a égorgé ses victimes, mêlé son vin, et dressé sa table. Elle a envoyé ses servantes, elle crie sur le sommet des hauteurs de la ville: Que celui qui est stupide entre ici! Elle dit à ceux qui sont dépourvus de sens : Venez, mangez de mon pain, et buvez du vin que j'ai mêlé. Quittez la stupidité et vous vivrez, Et marchez dans la voie de l'intelligence!
Dans le cantique de transfert Saint Sava est comparé à la Sagesse. Le saint invite lui-même ses fidèles à son συμπόσιον, à sa table, mais „non à la viande rôtie et aux mets mortels" — il ressemble à la Sagesse de l'Ancien Testament, seulement il n'invite pas à la fête, mais à la communion et encore non pas la communion sous les espèces du pain et du vin, mais plutôt sous l'espèce des douces paroles qu'on mentionne dans le Psaume 119 (vers 103): „Que tes paroles sont douces à mon palais, Plus que le miel à ma bouche". Cette citation sur les douces paroles, l'auteur de l'Office du transfert ne l'emprunte pas directement au Psautier, il se rappelle évidemment du passage identique trouvé au commencement de la Vie de Saint Sabas de Jérusalème, écrite par le moine Cyrille de Scythopolis au VIe siècle, vers 557. Dans une description vivante et singulière de la façon dont lui fut accordée „la grâce de l'écriture", Cyrille raconte comment sa bouche était humectée par le pinceau à écrire et comment il avait goûté alors de la douceur et cite le vers 103 du psaume 119. Pour être plus clair, Cyrille répète qu'il avait reçu, par la volonté de l'inspirateur, „la douceur spirituelle" et avait écrit les Vies de Saint Euthyme le Grand et de
Saint Sabas le Grand.
Le disciple de Saint Sava unit dans le cantique deux pensées, l'une empruntée aux Proverbes de Salomon et l'autre à la Vie de Saint Sabas de Jérusalème, laquelle, par le psaume, réitère l'antique parallèle sur la „douce parole", que mentionne déjà
Pindare. Il est tout-à-fait compréhensible que le disciple, écrivant sur son maître, Saint Sava, répète le passage de la Vie de Saint Sabas de Jérusalème, car Saint Sava de Serbie a voué son hésychastérion de Karyès sous le vocable du homonyme palestinien. La fresque de Saint Sabas de Jérusalème dans l'église de la
Mère-de-Dieu à Studenica rend témoignage de la grande renommée et de la haute estime dont jouissait ce saint parmi les moines serbes de la première époque. En 1209, Saint Sava, en qualité d'higoumène de Studenica, accorde à la figure de Saint Sabas de Jérusalème la place d'honneur dans la peinture de l'église cathédrale, celle qui faisait pendant à la figure du Précurseur, en plus, les peintres ajoutent au-dessus de la tête de l'homonyme de Saint Sava, un ornement imitant le baldaquin plastique qu'on trouve sur les icônes des iconostases; cette marque exceptionnelle n'est attribuée dans l'église de la Mère-de-Dieu de Studenica qu'à Saint Etienne le Protomartyr, à Saint Jean le Précurseur et à Saint Sabas. Domentijan et Teodosije décrivent la haute estime en laquelle Saint Sava tenait son homonyme qu'il rejoindrait dans le même choeur de saints. Lors de son premier voyage en Terre Sainte Saint Sava se rendit à la laure de Saint Sabas de Jérusalème, pria sur la tombe de son grand homonyme, baisa son portrait, visita sa grotte et les anachorètes solitaires, fit don à la laure de l'ornement de l'église et fit des cadeaux à l'higoumène et aux moines „
plus qu'aux autres monastères". En 1911 déjà
S. P. Rozanov avait remarqué que dans l'introduction à sa Vie de Saint Sava Teodosije utilisait l'introduction à la Vie de Saint Sabas de Jérusalème. Et pourtant, considérablement plus manifeste est le lien entre l'introduction de Teodosije et le cantique cité du Transfert de reliques. La principale pensée du cantique et de l'introduction de Teodosije, celle relative à la Table de la Sagesse, n'apparaît pas dans l'introduction à la Vie de Saint Sabas de Jérusalème. Cyrille de Scythopolis et Teodosije n'ont en commun que la même idée sur la douce parole du psaume. Teodosije s'inspire le plus du passage cité du cantique du disciple de Sava, emprunté aux Proverbes de Salomon, du texte que Saint Sava, lui même, avait très souvent cité. De cette façon il est possible à présent de reconstruire aisément la continuité des idées analogues qui, en variations tout-à-fait proche, reviennent constamment depuis la source, chapitre neuf des Proverbes (9,1—6), par le disciple de Sava et Teodosije jusqu'à Danilo II. Teodosije commence la Vie de Saint Sava cherchant une comparaison avec la Table de la Sagesse:
„Etant d'intelligence futile, n'ayant rien du foyer indigent de ma raison pour composer la table telle qui sied à votre dignité, pleine de paroles de la nourriture angélique, je vous implore, ô pères serviteurs sincères du riche Maître et Dieu, de m'accorder la parole raisonnable et le langage clair de ses riches retraites. Et avant tout le rayon de lumière au moyen duquel nous pourrions, après avoir nettoyé l'obscurité de l'âme et de l'esprit, raconter convenablement les vertus de la vie de tout-béat Sava qui a relui à présent du nouveau dans notre peuple."
Cf.
Teodosije s'adresse aux moines de Chilandar, pensant en premier lieu à la Table de la Sagesse. Cette idée de „nourriture immortelle" est d'ailleurs proche à Teodosije et il la met en relief dans la description de la conversation entre le jeune Rastko et le moine russe qui l'avait emmené au Mont Athos.
Cf. Le Russe était, au témoignage de Teodosije, très habile dans l'art de convaincre („car ce moine, aussi, n'était pas simple, mais un expert en ce qu'il racontait" — trad. de Bašic, p. 90); il racontait de ce qui était essentiel pour la vocation monacale, partant de la parabole de Jésus sur la Cène (Luc, XIV, 15—24). Le passage de Luc était, selon toute probabilité, souvent utilisé comme définition parfaite de renoncement à la vie terrestre et chez Teodosije il est résumé d'une manière concise. Le Russe conseille Rastko de ne pas être «comme ceux qui, en vu de s'acquérir des biens, des couples de boeufs et d'une femme nouvellement mariée, renonçaient au doux repas et à la nourriture immortelle" (trad. de Bašic, p. 92) — c'est l'invitation et la promesse du moine au moine futur à être exceptionnel dans l'abnégation et la récompense. Ces pensées de Teodosije sur la nourriture spirituelle, exprimées dans les comparaisons de l'Ancien et du Nouveau Testaments, éclairent bien la vie spirituelle de Chilandar, ces instants de spiritualité rehaussée qu'on cultive aussi dans le réfectoire du monastère pendant la lecture des Vies des fondateurs. Suivant l'exemple de Teodosije, Danilo a presque répété les pensées analogues sur la table spirituelle au commencement de la Vie du roi Uroš le Grand, de façon un peu plus éloquente, mais de même avec l'idée du Saint-Esprit comme inspirateur et de la Table de la Sagesse. Danilo écrit: „Car j'ouvrirai ma bouche et elle se remplira d'Esprit de la Divinité très sainte et je vous servirai, ô collège sollennel d'église, réuni en Seigneur, une table, non pas de pain ni de vin et de viande odorante, mais, plutôt une table pleine et ornée de mets littéraires, plus douce que le miel et les rayons de miel (слаждьшоу паче меда и сьта — γλυκητέρα ὑπερ μέλι καὶ κηρίον)... venez à présent, ô vous bien-aimés qui chérissez les fêtes ... et délectez--vous aujourd'hui, prêtant vos oreilles à écouter les écritures divines".
Cf.
Suivant le motif de la table spirituelle dans les littératures anciennes serbe et russe, M. I. Mulić compare trois auteurs: Teodosije, Danilo et Epiphane Très-Sage qui répète au commencement de la Vie de Serge de Radonež: „Se ubo duhovna trapeza predležit".
M. I. Mulić cherche l'idée commune aux introductions comparées et conclut qu'elle se rapporte à l'eucharistie. Epiphane Très-Sage le dit explicitement : „pridite že ako pričastimsja slovesi" — il revient à la première idée du cantique du disciple de Sava: „Pridite verni da se pričestimo". De cette poignée de citations on obtient une image claire de la façon dont nos écrivains anciens, du début du XIIIe au début du XIVe siècle, composaient leurs visions et leurs idées. Saint Sava est la personnification de la Sagesse de l'Ancien Testament dans le Nouveau Testament, il n'invite pas au festin, mais plutôt à la communion, il n'offre pas les mets, mais la nourriture spirituelle, divine et douce. Trois écrivains serbes anciens s'arrêtent à la même idée des Proverbes de Salomon, et pourtant leur rapports envers la source diffèrent essentiellement. Dans le cantique, au cours de la prière, l'auteur le plus ancien communique aux auditeurs que Saint Sava les invite à la communion. Teodosije, en s'humiliant, prie les pères du monastère de lui accorder la parole raisonnable sur la communion. Danilo II, sans prier quoi que ce soit, s'attribue le rôle de l'interprète qui offre la communion. Dans un rythme graduel les auteurs deviennent de plus en plus indépendants, mais le style de leur expression perd la vigueur. Le motif de la Table de la Sagesse passe des vers à la prose, d'une simple prière elle passe par la parabole inspirée à une docte méditation complexe. En même temps que les thèmes de la Sagesse se succèdent dans la littérature, ses images vivent dans l'art médiéval serbe. Dans un manuscrit serbe du XIVe siècle apparaît un dessin bien simple du Temple de la Sagesse. Le frontispice naïf dans le Psautier de Branko Mladenović, datant de l'année 1346, ne saurait être interprété sans la citation, en haut de la page, tirée des Proverbes de Salomon: прѣмоудрост сьзда себѣ храм (Proverbes 9,1).
Temple de la Sagesse, Le Psautier de Branko Mladenović de l'annéе 1346.
Le copiste du Psautier, Jean le Théologien (à la différence de Jean le Précurseur et des autres Jean) insère sur le folio 4 v. : une partie de préface avec le frontispice, le premier vers avec l'initiale et trois lignes de commentaires. L'en-tête est exécuté comme principal ornement de la page
Beatus. Sur sept marches, ornées d'entrelacs s'élève une gloriette à trois colonnes, à coupole plate portant une croix au sommet: Le dessinateur du prototype de l'en-tête ne conçoit pas évidemment le mot стлъпь (m) comme colonne (στήλη — columna), mais plutôt comme стлъба (f) κλίμακες — scalae; plus importantes pour lui sont les marches de l'escalier, c'est elles qu'il compte et non pas les colonnes du petit tholos. Bien que datant de la première moitié du XIVe siècle, l'en-tête du Psautier de Mladenović répète l'ornementation de cette illumination commune, quasi extra-temporelle qui se perpétuent dans les scriptoria serbes depuis le XIIIe jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Sur le dessin du scribe Jean le Théologien, se reflètent, en 1346 encore, ces formes initiales de la peinture serbe qui ne sont jamais entrées dans l'art monumental.
Dans, le monde entièrement différent du haut art classique vivent ces fresques de Sopoćani qui se rapportent aux idées du Temple et de la Table de la Sagesse. A en juger d'après les monuments conservés du XIIIe siècle, il n'y a pas de comparaisons trop littérales entre la parole et l'image, aucune identité entre l'idée et le symbole. La Table de la Sagesse dans le cantique du disciple de Saint Sava reste conclue dans la vigueur de la parole et du rythme de la prière. Les représentations de la Sagesse ou de l'Eucharistie dans la peinture de Sopoćani diffèrent considérablement des doctes scènes du même sujet au commencement du XIVe siècle. La Trinité de l'Ancien Testament à Sopoćani, quoique endommagée, est l'expression même d'une monumentalité claire et paisible. La fresque bien conservée de Jésus âgé de douze ans a été assurément conçue comme image de la Sophie, mais sans accumulation encombrante des personifications et des symboles. A Sopoćani, les sept colonnes de la Sagesse représentée par l'image du Christ Emmanuel — se dressent à l'arrière-plan, insérées entièrement dans la logique architectonique de l'ensemble de la composition comme un retentissement de la limite d'espace des groupes confrontés: des parents et du collège des sages présidé sur un grand synthronos par le jeune Christ. Je n'oserais pas affirmer que la proximité de la Sainte Trinité et de Jésus âgé de douze ans soit intentionnelle
Cf.
S'occupant de l'iconographie de la personnification de la Sagesse V. R. Petković a été le premier à donner un apeçu et une analyse de nos fresques se rapportant à ce sujet, dans les Mélanges de Bogdan Popović; il est revenu au même thème dans la monographie sur la peinture de Dečani. J. D. Stefânescu a introduit la personnification de la Sagesse — en rapport avec la liturgie — dans son livre bien connu sur l'illustration de la liturgie. En étudiant les fresques du monastère de Marko, moi-même, j'ai aussi parlé incidemment de la Table de la Sagesse, utilisant les études antérieures inspirées particulièrement par A. Grabar.
Cf.
M'en tenant aux liens plus étroits entre la littérature et la peinture, je terminerai ces comparaisons avec la fresque de la Sagesse conservée à Gračanica. Dans le sanctuaire de Gračanica la Sagesse et la Trinité se rattachent fermement à la symbolique de l'Eucharistie; les deux fresques sont introduites de façon réfléchie dans le programme de peintures. Dans l'hémicycle de l'abside, au sommet de la conque le Christ Emmanuel est peint dans le segment des deux et au-dessous de celui-ci, dans l'ordre suivant: la Vierge plus Vaste que les Cieux, la Communion des Apôtres et l'Adoration de l'Agneau. Dans l'espace devant la conque, la voûte est ornée par une peinture représentant l'Ascension; au-dessous d'elle dominent, sur le mur septentrional, la Table de la Sagesse et sur le mur méridional la Trinité de l'ancien Testament. Des détails de signification symbolique se rangent autour des fresques principales: allusions à la Vierge et à l'Eucharistie. Dans les zones supérieures sont placées des nombreuses illustrations, assez abîmées, du cycle de la Vierge.
Deux fresques les plus remarquables se distinguent comme deux grandes comparaisons: la Sagesse et la Trinité; on a déjà dit que l'une et l'autre symbolisent l'Eucharistie.
La Trinite de Gračanica
Leur identité est démontrée de façon circonstanciée dans la structure des scènes. Les deux compositions sont frontales et symétriques, sur l'une et l'autre dominent les triades ; sur le mur septentrional la Sagesse et ses deux servantes, sur le mur méridional trois anges; les figures d'Abraham et de Sarah sont discrètement retirées au second plan. Les tables sont identiques sur les deux scènes. Sur l'une et l'autre image l'espace est fermé par des hautes architectures; sur la fresque de la Trinité se dresse la
frons scenae massive à trois portails — avec des niches hémicycliques typiques de côté, prévues pour les portes accessoires. Le Temple de la Sagesse sur le mur septentrional, léger et diaphane, est tout dans une perspective renversée. Les images s'élèvent les unes en face des autres, presque comme des mirroirs.
Pourtant, si on les examine de plus près, elles diffèrent en détails. Tout d'abord il faut reconnaître que les deux fresques comparées n'appartiennent pas à cette peinture de Gračanica qui se distingue par la beauté de formes et de mouvements, par le dramatique et la gamme fine assourdie du coloris. La plus belle peinture à Gračanica se rattache décidément au mouvement, aux événements extérieurs. Les deux fresques du sanctuaire, la Table de la Sagesse et de la Trinité, expriment les autres tendances qui étaient fatales pour le cours entier de la peinture byzantine dans la seconde moitié du XIVe siècle. Ceci se fait voir de façon évidente sur la fresque représentant la Table de la Sagesse. Placée à l'intérieur du sanctuaire elle reflète la solennité froide de la liturgie, elle est, de même que la fresque de la Trinité, la comparaison peinte de la table d'autel réelle située au milieu de l'espace. Dans la Périblèpte d'Ohrid et au monastère de Marko, la Sagesse siège au narthex, à Dečani elle se trouve au naos et à Gračanica elle occupe la place décidément honorifique à l'intérieur du sanctuaire. En outre, elle diffère par son contenu essentiel de toutes les autres fresques d'aspect semblable. Les maîtres de Périblèpte, de Dečani et du monastère de Marko, en illustrant le texte des Proverbes de Salomon, montrent en effet, au sens symbolique, il est vrai, la nourriture et la boisson que mentionne le roi de l'Ancien Testament. Sur toutes les Tables de la Sagesse susmentionnées se trouvent le pain, la viande et le vin; à Gračanica, au contraire, on voit sur la table: un rouleau, les instruments à écrire, une boîte à plumes et un encrier, de même qu'un autre rouleau, déroulé et couvert d'écriture.
Temple de la Sagesse de Gračanica
La Sagesse qui préside au haut bout de la table, une fille aux ailes d'ange, bras nus, tient un calame et un rouleau à demi déroulé et elle seule a une auréole. De droite et de gauche arrivent en volant des jeunes filles portant la nourriture et par leurs draperies flottantes on voit qu'elles descendent d'en haut des hauteurs ; au-dessus de leurs têtes planent des voiles en guise des parachutes — et leurs robes de dessus sont encore gonflées par le vent, haut au-dessus des genoux. De cette façon descendaient en volant des hauteurs les Nikés dans l'ancien art grec. Ce moment de descente rapide est démontré déjà par la Niké de Paionios (d'environ 420 avant notre ère) du musée d'Olympie. Le proverbe de Salomon ne mentionne que des filles, voire des servantes ; les images les représentent rapides et descendant des hauteurs. Leur aspect est emprunté à l'art antique.
Des jeunes filles semblables, la draperie en guise de parachute au dessus de la tête, n'apparaissent que trop souvent dans la peinture romaine.
Cf. Pline l'Ancien (Nat. hist., XXXVI) mentionne „duae aurae velificantes sua veste" comme oeuvres de Praxitèle. Les aurae (αὖραι — vents doux et agréables, zéphyrs) de Gračanica s'insèrent bien, par la figure et la signification, dans l'image de la Sagesse divine comme êtres qui entretiennent le lien entre les sphères supérieures et les sphères inférieures de l'univers. Elles entrent dans la symbolique complexe de Pseudo-Denys l'Aréopagite et ses spéculattions sur le vent et le zéphyr, sur leur vélocité et leur souffle qui se rapidement et sur le mouvement qui circule de haut en bas et de bas en haut en élevant les essences du second degré vers la plus grande hauteur et en baissant les essences du premier degré vers les hauteurs inférieures, afin qu'elles s'unissent ...
Cf. Il est difficile d'affirmer de façon déterminée soit que les peintres du prototype de la fresque de la Sagesse à Gračanica, s'inspiraient de Pseudo-Denys — soit qu'ils prenaient, eux-aussi, pour point de départ le 5e vers du psaume 104 („Il fait des vents ses messagers ..."). Pline l'Ancien mentionne „duae aurae". Dans les textes grecs de la Sainte Ecriture sont mentionnés souvent αὔρα et ἄνεμος — brise et vent — comme synonymes. La culture artistique enviable du peintre de la Sagesse à Gračanica, peintre qui comprend parfaitement l'aspect et la fonction des aurae antiques, conseille la prudence à l'observateur. Selon toute probabilité, l'architecture frappante du temple de la Sagesse à sept colonnes a, elle aussi, sa signification particulière — outre la symbolique mentionnée explicitement dans le texte de l'Ancien Testament. L'aspect du temple de la Sagesse à Gračanica est presque une copie de l'architecture devant laquelle est dressée la table nuptiale sur la fresque des Noces de Cana dans l'église de Saint Nicétas, fondation du roi Milutin, près de Skoplje.
Cf. Une plus ample digression sur la symbolique des noces de Cana nous détournerait trop loin du sujet propre de cette étude. Le peintre de la Table de la Sagesse à Gračanica reste, de toute évidence, constamment tout près de la symbolique des tables — mais il la rattache attentivement à l'atmosphère de la création littéraire. Dans la Périblèpte d'Ohrid et au monastère de Dečani, le temple de la Sagesse — comme symbole — est représenté à côté de sa personnification. Sur la fresque de Gračanica, l'architecture à sept solonnes a la fornae de colonnade dans laquelle le mur inférieur et l'architrave supérieure sont ornés singulièrement d'une suite de fenêtres. Une architecture de construction semblable réapparaît sur le portrait d'auteur de l'évangéliste Matthieu dans un manuscrit du Musée Britannique, datant du début du XIVe siècle (Brit. Mus., Cod. add. 22506, fol. 5 ν.). K. Weitzmann a déjà observé que le miniaturiste du manuscrit cité a donné une réplique assez grossière du bâtiment derrière Saint Matthieu d'après l'architecture peinte derrière Saint Marc de l'Evangile fameux de Stauronicétas (Cod. 43, fol. 11. r.).
Cf. Dans le manuscrit du Xe siècle le peintre a transposé dans sa miniature d'une façon parfaite l'ambiance d'un ancien modèle hellénistique: une vaste exèdre ouverte vers le jardin; l'exèdre à colonnes était la démeure favorite des écrivains anciens. Sur les portraits des évangélistes, l'atelier de l'auteur était souvent animé de détails : pupitres, fournitures à écrire, livres, chaises et encriers.
Les miniatures susmentionnées expliquent la forme primordiale de l'architecture sur la fresque de la Sagesse à Gračanica. Les colonnes avec l'architrave embellissaient une exèdre qui servait d'atelier à ciel ouvert.
D'après tous les détails on voit que la fresque de la Sagesse à Gračanica est une construction savante des connaisseurs, une scène composée de réminiscences de la peinture hellénistique où les formes de l'art antique avaient assumé une nouvelle signification chrétienne. Ce bric-à-brac de fragments, unis en une image des significations nouvelles, exigeait même au XIVe siècle un observateur érudit. Même après les modifications — la lumière est presque disparue, les mouvements sont arrêtés, l'espace est rétréci — on entrevoit assez clairement l'aspect original de la scène. Le modèle ancien représentait la Sagesse qui écrit. Au XIVe siècle tous les anciens éléments sont congelés en une scène théâtrale de communion des paroles sages, précisément selon les mots de Danilo. Ses mots et les mets disposés sur la Table de la Sagesse, sur laquelle les mots sont inscrits, font sentir toute la complexité de la comparaison. La communion des mots se distingue tout de même de la communion liturgique que l'on donne de la table d'autel. La nouvelle sensibilité des méditations théologique subordonnait trop la peinture. A Gračanica, de nombreuses fresques sont composées comme des commentaires d'une pensée immobile qui se transforme en dogme. Comme si ce „гауоп de lumière" auquel aspirait Teodosije désireux de nettoyer ,,l'obscurité de l'âme et de l'esprit" s'éteignait. La „table littéraire" dressée à Gračanica illustre en effet littéralement les lignes de Danilo, que je répète : „...je vous servirai, ô collège solennel d'église, réuni en Seigneur, une table, non pas de pain ni de vin et de viande odorante, mais plutôt une table pleine et ornée de mets littéraires..." Le disciple de Danilo feit l'éloge de son maître étant un grand amateur des livres qui „avait composé de nombreux livres et découvert d'autres qui auparavant n'ont jamais existé et en avait comblé, comme de beauté d'étoile, les églises que le Seigneur lui avait confiées".
Cf. L'image de la Sagesse qui dictait les livres aux écrivains était devant les yeux de Danilo. Dans son église, dédiée à l'Hodigitria, à Peć, chaque evangeliste est inspiré par la Sagesse, de même aspect que celle de Gračanica.
Cf. Les fresques de l'église de Danilo à Peć datent d'environ 1330 et ont été certainement peintes suivant le désir du savant fondateur. Il est assez vraisemblable que la fresque de la Sagesse à Gračanica ait été également peinte suivant le désir de Danilo. A l'époque où la peinture de Gračanica avait été exécutée, à la veille de la mort du roi Milutin, il se trouvait au alentours du roi et il était présent au moment supême du roi au dessus de son lit de mort le 29 octobre 1321 à Nerodimlje.
Le passage déjà cité de la Vie du roi Uroš rédigée par Danilo, la fersque de la Table de la Sagesse à Gračanica et les quatre figures de la Sagesse dans la coupole de l'Hodigitria de Peć suggèrent l'hypothèse que Danilo avait pris part, en tant que conseiller, à l'édification et à la peinture de Gračanica.
L'enchaînement mutuel des personnifications de la Sagesse dans la littérature et la peinture illustre assez clairement les cours de la vie spirituelle serbe depuis le début du XIIIe siècle jusqu'au début du XIVe siècle. Il s'y reflète, dans un détail, ce volte-face brusque de la prière à l'exégèse théologique, de la vision à la docte illustration, du large trait de création à la construction tâtonnante, de l'optimisme clair au crépuscule de démonstration; bref, tout ce drame de l'ascension et de la chute rapides qui, dans l'intensité de la création — en un siècle — avait tracé le destin entier de cet ensemble chronologique plus vaste, qui a duré, conformément à la loi de l'inertie, deux siècles et demi.
Les étapes de l'évolution serbe jusqu'au milieu du XIVe siècle étaient marquées dans la littérature par les oeuvres de Saint Sava, dé son frère Etienne le Premier Couronné, de Domentijan, de Teodosije et de Danilo, dans la peinture par les fresques de Studenica, de Sopoćani, d'Arilje et de Gračanica. Ces généralisations schématiques des grands changements seront sans doute complétées par de nouvelles études abordant des oeuvres particulières. Un seul motif, celui de la Table de la Sagesse, éclaire à mon avis dès à présent assez distinctement ces temps de transition lorsque la vision esthétique du monde et de la vie changeait dans l'ancien art serbe, lorsque la liberté intérieure de création et la foi dans la beauté originale incomparable s'éteignait et lorsque, à la nouvelle génération du début du XIVe siècle, s'imposait de plus en plus l'image comme interprète des idées, composée de formes depuis longtemps employées par les peintres érudits.
Le 19 avril 1974
In: Зборник радова Византолошког института. 16 (1975) 215—224 + pl. 3.