LA PEINTURE DE SOPOĆANI

par Svetozar Radojčić

Au cours des premières décades du XIIIe siècle, un miracle se produit en Serbie : au sein des bergers d'hier, à la suite de premières leçons reçues des maîtres grecs, les peintres du pays deviennent eux-mêmes les interprètes d'un nouveau réveil classique auquel ils donnent toute la vigueur d'un vif tempérament. D'après une logique difficilement concevable de l'abord précipité du classique, les maîtres de la troisième génération des Nemanjić traversent brusquement une phase temporaire s'inspirant de la Basse Antiquité, pour se retrouver vers 1260 dans le paisible et serein monde des formes classiques. Ce chemin menant au sommet est doté de deux monuments de grande valeur: les fresques des églises des monastères Mileševa et Sopoćani. Comme toujours au cours des époques prospères des arts, les années d'essai et d'ascension ont fait don d'une peinture plus intéressante, plus fraîche et plus vigoureuse que celle des années qui devaient résumer les résultats finals. Toute la peinture de Mileševa, quoique d'expression inégale, flamboie de couleurs vives printanières, de rieurs, d'herbes fraîches et de terre humide. Les somptueuses couleurs étaient jadis encore plus étincelantes. Les maîtres au service des rois serbes exécutent les fresques de cette époque avec une technique spéciale: toute la surface, d'abord peinte en ocre vive, est recouverte ensuite de feuilles fines d'or pur. La bucolique des thèmes archivieux des peintures antiques a été ranimée et transformée au sein du petit pays de guerriers et de bergers — au pays entouré de montagnes, de vie austère et simple, dont les princesses royales filaient la laine même les jours de réception des ambassadeurs byzantins.
Tandis que l'empereur Théodore Laskaris essaie par sa correspondance mi-littéraire mi-antiquaire de faire revivre les beautés du théâtre de Pergame — ou bien de s'approcher des joies dionysiaques en contemplant quelque vieillard, acteur ambulant chantant à la gloire de Bacchus, un panier de fruits en mains, comme sur les peintures pompéiennes — les maîtres serbes du roi Vladislav, émerveillés par une ressemblance parfaite entre les anciennes peintures et les vives splendeurs de leur entourage, peignent les fresques de Mileševa en reproduisant la couleur rouge de la terre de Mileševa, le vert des vergers du monastère et la blancheur éclatante de la neige des montagnes penchées au-dessus de la coupole de l'église élancée. De leurs peintures surgit l'antiquité vivante des Balkans, interprétée par les talents fraîchement réveillés des premiers barbares au nord des Hellènes. Ces voisins haïs du nord, qu'ils soient ces anciens Macédoniens, Thraces ou Slaves, attirés vers le cercle magique de la culture hellénique, mûrissaient vite et se pénétraient de bonne heure de l'essence même de l'art classique.
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Mileševa, L’Ange et les myrophores au tombeau, 1235

Les fresques des peintres de Mileševa n'impressionnent pas seulement par les détails des solutions classiques: cette peinture fascine par la beauté des physionomies, la noblesse des proportions, l'adresse de la composition et par-dessus tout par la largeur et la vigueur des compositions. Chaque scène particulière de la composition figurale frappe par la largeur de la conception, ces vastes thèmes avec leur fin cadre rouge étant aussi soumis à l'ensemble bien plus monumental et plus important — à l'idée générale du plan de la peinture. De la décoration peinte du narthex de Mileševa, fortemment endommagée au cours des siècles, il n'est resté qu'un fragment, cependant ce fragment permet de sentir avec assez de force la vigoureuse expression artistique de l'espace coloré avec puissance, l'ensemble de la peinture décorative s'exprimant comme un tableau de haute valeur, un tableau dont l'espace ne peut être compris qu'en rapport avec le mouvement. La fonction du mur de l'ensemble de la composition est complètement négligée, le mur ne servant qu'à titre de support neutre de la grande symphonie chromatique dominée par des couleurs modulées de façon riche et tendre. La structure de ce tableau de Mileševa, où domine la profondeur, a été exécutée de façon spontanée, sans tendance vers l'ordre rythmique et la symétrie ; en fait on perçoit la communion libre, souvent surprenante, des effets accentués s'entrecroisant à travers l'espace pour mettre le volume et la surface de l'architecture interne en rapport avec un espace imaginaire et illimité, pénétré de l'atmosphère dorée rayonnant des fresques. La paisible, harmonieuse et très calme solennité de la peinture de Mileševa frappe par sa très sincère modestie, par une certaine beauté réellement humaine, exprimée sans discontinuer, sans affectation du sublime, sans ambitions de monter sur le piédestal d'une monumentalité forcée.
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Sopoćani, mur ouest de l'église avec la Mort de la Vierge (la Dormition) 1262.

Les maîtres de Mileševa ne s'inspiraient que rarement des oeuvres artistiques de caractère monumental. Ils connaissaient évidemment les mosaïques plus anciennes de Salonique, mais leurs yeux s'arrêtaient plus souvent sur les exemplaires ressortant du domaine des miniatures. L'ancienne sculpture classique ne les intéressait pas. Leur classicisme fortement coloré est en réalité le descendant direct de cette peinture précieuse que Byzance a si bien conservé dans ses manuscrits somptueusement enluminés.
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Sopoćani, mur ouest de l'église avec la Mort de la Vierge (la Dormition) - détail 1262.

Les fresques de Sopoćani, de date quelque peu plus récente (autour de 1260), montrent que le style classique de la peinture murale byzantine a subi un changement important vers le milieu du XIIIe siècle ; la complexité de sa structure signifie qu'après avoir atteint son sommet, il s'est enfoncé dans les pièges du classicisme. Dans l'histoire de l'ancienne peinture monumentale serbe, les fresques de Sopoćani représentent le sommet d'une évolution continue, son existence au sein du royaume des Nemanjić dépassant un demi siècle. Les fresques de Sopoćani sont très différentes de celles de Mileseva. Si Mileševa attire par sa fraîcheur et ses peintures, Sopoćani impose par sa maturité. Dans ce contraste se trouve en réalité résumée toute l'histoire du style monumental classique byzantin au temps de l'empire latin. Les synthèses plus anciennes de l'histoire de l'art byzantin très souvent s'arrêtaient en 1204, en expliquant que tout ce que l'art de Constantinople avait produit après l'empire latin n'était que la triste histoire d'une décadence complète. Ce n'est que récemment qu'on a pu démontrer la naïveté de vouloir insister sur une harmonie imaginaire et surannée des événements politiques et artistiques de l'empire byzantin. Les époques de l'épanouissement des arts ne correspondaient mécaniquement ni à Byzance — comme du reste ni ailleurs en Europe — aux époques de la puissance politique. Le retour de la cour de Nicée vers le passé classique s'est montré presque sans valeur politique, bien que ce saut vers les illustres siècles de l'histoire, notamment dans le domaine des arts, devait être sans doute plus facile à effectuer, au cours du XIIIe siècle, sur le territoire de la culture byzantine qu'en Occident.
La peinture de Sopoćani montre avec beaucoup de précision la grandeur de la tradition et de la culture des arts au sein du monde byzantin émietté vers 1250—1260.
Les fresques de Sopoćani, vues par les yeux des connaisseurs d'art d'aujourd' nui, sont déjà marquées d'une ombre légère classique. Les peintres de Sopoćani sont maîtres souverains de la grande peinture décorative. Si la notion du classique se rapporte à l'harmonie équilibrée des dessins, des couleurs et des formes plastiques, à la sobriété, au calme et à la modération — alors la peinture de Sopoćani doit être considérée comme étant au plus haut degré classique. Néanmoins, une certaine complexité, une perfection presque exagérée, prive les fresques de Sopoćani du brillant éclat de l'intimité. Bien que les artistes de Sopoćani — au même titre que leurs maîtres — s'inspirent surtout des exemples de l'ancienne peinture, leurs fresques sont dotées d'une certaine dureté et de la lourdeur des formes plastiques ; s'efforçant de donner avec le plus de précision possible la définition du corps humain, les maîtres de la nouvelle génération ont l'air de se servir d'invisibles réflecteurs qui, en illuminant en diagonales croisées les grandes scènes des compositions solennelles, les rendent à un certain point théâtrales. Les vastes surfaces de l'architecture très simple de l'intérieur de l'église de Sopoćani sont couvertes de peintures, en même temps puissantes et réfléchies. Cette décoration est parfaitement coordonnée avec l'espace mais, cependant, pas de la même façon comme dans la peinture des années trente du XIIIe siècle. A Mileševa, la couleur prédominante plane vaguement sur les murs à l'intérieur de l'église, un fluide tendre dirait-on. Le monde peint de Mileševa, orienté vaguement dans l'espace, semble réellement vouloir s'échapper vers l'espace au-devant de lui — et de cette perception naïve on sent rayonner une énergie curieuse et magique qui attire les spectateurs vers l'union avec les rêveries de l'artiste dans cette fantastique atmosphère du monde imaginaire. A Sopoćani, avec interprétation plastique de sa peinture placée dans un espace peint limité, les fresques perdent cet attrait puissant de vétusté, la limite entre le réel et l'imaginaire étant tracée avec logique et avec une certaine mesure propre à la peinture scientifique.
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La Nativité

Les fresques de Sopoćani exigent d'être vues à distance. Les personnages peuplant les fresques de Sopoćani, beaux, sérieux, athlétiques, semblent représenter un groupe d'habitants de choix d'un Olympe chrétien ayant une vie à soi. En tant que spectacle, les fresques de Sopoéani, sublimes et monumentales, éblouissent le spectateur par leur grandeur et leur majesté. L'immense fresque de la Mort de la Vierge, sur le mur ouest du naos, est certainement une des oeuvres les plus grandioses de toute la peinture murale. Tout y est placé avec sûreté : les protagonistes qui interprètent le moment solennel de l'assomption de l'âme de la Vierge au ciel et le choeur des affligés.
L'immense masse de l'auditoire — les apôtres, les évêques, les femmes, les groupes d'anges — tout est disposé avec adresse, selon les exigences de l'ensemble, en certains endroits étouffée, en d'autres accentuée avec plein effet. Cet art, qui de toute sa force s'évertuait à impressionner, à fasciner, devait forcément se démunir souvent des sentiments plus intimes ; la riche et exquise modalité des couleurs — comme à Mileševa — serait déplacée dans le monde robuste de la race titanique de Sopoćani. Les virtuoses de Sopoćani trouvent la solution pour les problèmes complexes d'une composition monumentale, pour lesquels la génération précédente n'avait pas été capable ; mais, à part ça, ils sacrifient sciemment «l'ancienne beauté», tendant vers de nouvelles formules de la beauté, décisives pour l'évolution ultérieure de la peinture murale de l'art byzantin. A Sopoćani, on voit la forme et l'espace des peintures condensés dans un contexte solide rappelant la conception des reliefs antiques, la fresque gardant toujours le caractère d'un tableau mural. Mais, une fois la curiosité pour les problèmes de l'espace figuré réveillée, l'écarter de la peinture byzantine plus récente n'était plus possible.
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L'Apparition aux Myrophores

La nouvelle conception du tableau avec l'espace, la lumière, un corps plastique animé, des formes précises de l'architecture et du paysage, attirait de plus en plus les artistes byzantins. Sous l'influence de ces tendances nouvelles, la peinture devenait plus convaincante, plus proche de la réalité — mais en même temps de moins en moins capable de s'adapter aux exigences et aux particularités de la peinture murale. Sopoćani est au sommet et représente la finalité de l'authentique peinture monumentale de la Serbie médiévale et de Byzance. Ce remarquable moment de la séparation finale est pour les maîtres expérimentés de Sopoćani l'occasion de créer une finale solennelle résumant les valeurs de l'expérience d'un style grandiose qui ne pouvait être ni imité ni continué. Cette finale pathétique renvoyait la peinture byzantine vers la forme et le rationnel — tout ceci pouvant s'exprimer par un tableau de plus petit format, avant tout par l'icône avec sa surface rigoureusement limitée. Le noyau des fresques de Sopoćani fait toujours preuve d'une remarquable force de l'imagination au début du XIIIe siècle ; leurs créateurs remplissent les vastes espaces de l'église sans l'ombre de fatigue, et ne s'appuient pas seulement sur la force puissante créative et spontanée.
Le classique paisible des fresques de Sopoćani agit à première vue — plus particulièrement sur les reproductions — de façon trop pondérée, on dirait même sans originalité — tout ceci rappelant de loin le correct des reliefs romains ; les apôtres sont en toges, les anges des victoires ailées, les têtes des vieillards des portraits d'antiques philosophes ; cependant, certaines particularités tout à fait originales rehaussent la peinture de Sopoćani vers les sphères d'un nouvel art différent par son contenu. Les rapports délicats de la forme antique et le contenu chrétien se trouvaient souvent troublés par les disproportions et un certain malentendu ; les maîtres de Sopoćani se servent souverainement de l'art antique pour donner la forme, mais en même temps le noyant entièrement dans leur sentimentalité chrétienne — et dans leur logique.
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L'Ange de l'Annonciation

Un certain esprit scholastique peut être observé, surtout dans la composition méditée de la décoration peinte de Sopoćani ; les formes et les idées s'enchaînent avec facilité en se rehaussant mutuellement. A quel point cet accord est partout présent se voit surtout dans la partie la plus basse de l'emplacement de l'autel. Le large legato du mouvement des saints-pères penchés exerce un effet unificateur par le seul rythme des lignes, cette unité se trouvant aussi spirituellement consolidée ; sur les vastes rouleaux de parchemin des saints-pères adorant le Christ-agneau, on sent le texte de la prière collective s'écouler sans arrêt, d'un rouleau à l'autre, enchaînée et continue.
L'harmonie grandiose de la prière, les contes relatés à la manière épique et les cérémonies liturgiques régies avec austérité, donnent aux fresques de Sopoćani un sérieux convaincant. A Sopoćani, l'idée rend la forme sublime et ennoblit les personnes — passer la frontière de cette beauté solennelle n'était plus possible. La génération suivante de peintres des dernières décades du XIIIe siècle, travaillant dans les églises des rois serbes, n'est déjà plus capable de reproduire, même de façon approximative, la peinture de Sopoćani si clairement formulée. Sur les fresques du monastère Gradac, on peut voir paraître, par ci par là, isolée sur un pilastre ou une voûte, une puissante figure d'ancien prophète copiée des murs de l'église de Sopoćani — à part ça, toutes les vastes compositions figurales montrent du premier coup que la nouvelle façon de peindre s'est déjà rendu maître de presque toutes les surfaces murales des églises récemment construites. Des nouveautés étrangères à l'ancien style monumental apparaissent au cours des scènes nettement distinctes ; des espaces plus profonds remplis de petites figures à vifs mouvements, paysages à vastes coulisses et édifices fantastiques à aspect de plus en plus décoratif.
Le style pittoresque de la renaissance des Paléoîogues, compliqué, agité, souvent dramatique, introduisait de nouveaux rythmes plus vifs dans l'art byzantin, apportait un nouvel esprit de curiosité et la recherche détaillée des beautés nouvelles — toutes ces nouveautés détruisant les conceptions fondamentales de la peinture monumentale. Pendant un siècle et demi les églises byzantines continueront à se couvrir, de la coupole jusqu'au sol, de mosaïques et de fresques, souvent d'une qualité parfaite, mais n'ayant déjà plus les propriétés de la peinture murale classique.
Les historiens de l'art byzantin continueront certainement à poursuivre une polémique passionnée sur Nicée et Constantinople, sur les formes du début du style sévère du XIIIe siècle et du style pittoresque du XIVe ; on sortira des arguments : miniatures, fresques et icônes, on dépensera des paroles incapables d'exprimer ce qui ne peut être exprimé que par l'image — et les fresques de Mileševa et de Sopoćani, étrangement puissantes, continueront à rayonner d'une vie presque indestructible, éclairant sans merci notre si courte existence. Considérée dans l'ensemble, cette peinture, sans être encombrée de définitions scholastiques, rappelle une forêt séculaire plantée aux jours heureux, puisant avec ses racines puissantes le jus de la fertile et presque inchangeable terre des Balkans.


Belgrade 1965