LES FRESQUES DE KALENIĆ

par Svetozar Radojčić

Dans l'État du Prince Lazare et de son fils Stefan, sur les territoires arrosés par la Morava, s'était épanouie une architecture caractérisée essentiellement par la recherche des effets ornementaux et pittoresques. Ce style n'a pas duré longtemps, une quarantaine d'années à peine, et il a atteint son point culminant à Kalenić. Jamais dans l'ancien art serbe l'architecture peinte, où l'imagination pouvait donner libre cours, ne s'était tant rapprochée de l'architecture réelle qu'entre les années 1370 et 1410. Les églises serbes bâties à cette époque semblent revêtues tout entières d'un somptueux ornement de pierre finement sculptée en méplat, peint de couleurs vives, qui reproduit jusqu'aux détails, aussi bien dans le dessin que dans le coloris, les motifs de la miniature. La tentative, compliquée au point de vue technique et onéreuse, dont le but était de reprendre dans les formes monumentales d'un édifice réel la fantaisie illimitée de l'architecture peinte sans renoncer à l'exécution minutieuse, ne pouvait avoir qu'une durée éphémère. L'architecture de l'École serbe de la Morava portait en un certain sens le caractère fugace d'une expérience. Aspirant à une richesse de formes et de couleurs difficile à atteindre et à maintenir, les architectes des monuments les plus décoratifs de la Serbie moravienne provoquèrent rapidement une réaction qui se manifesta de façon frappante dans le dernier, le plus vaste monument du despote Stefan Lazarević, son église-mausolée, la Sainte-Trinité du monastère Resava. La dernière et la plus grande église de l'École de la Morava avait une décoration plastique des plus modestes.
Le rapide épanouissement et la décadence du mouvement décoratif dans l'architecture de l'École de la Morava, se rattachent, il semble bien, aux quelques artistes qui construisirent des églises pour les membres de la famille du prince Lazar, de Stefan Lazarević et pour leurs dignitaires. Cet art de courte durée prédomine néanmoins sans réserve dans les années marquées par son développement.
Le monument le plus beau et le mieux conservé de cette école originale de l'ancienne architecture serbe, que distingue son goût de la décoration, c'est la petite église du monastère Kalenić.
image

Le monastère de Kalenić

A l'extérieur cette église est tout entière parée d'une décoration de pierre finement sculptée, dont le dessin et les couleurs reproduisent directement les miniatures, tandis que la technique de la sculpture en taille biseautée est empruntée à la sculpture décorative sur bois du même style. Appliquée de façon originale, parfois d'une naïveté provinciale — surtout dans le traitement des figures — cette décoration brille aujourd'hui encore avec toute la fraîcheur d'une fantaisie exprimée par un travail qui traduit une forte concentration et une admirable patience. Il est difficile à présent de se représenter, même approximativement, jusqu'à quel point cette décorration multicolore, rouge-lilas, vert-jaune, bleu et blanc, sur les façades des églises, s'accordait avec la polychromie identique da l'ornementation sur les bâtiments de bois avoisinants qui abritaient les cellules des moines.
image

Une biphore de Kalenić

La décoration extérieure de l'église de Kalenić, toute rattachée qu'elle soit à l'art de l'enluminure, est cependant, ce qui est logique, subordonnée à la conception générale de l'ensemble architectonique. La disposition nettement déterminée des éléments architectoniques ne souffre nullement de la profusion des ornements; ceux-ci sont prodigués sur les encadrements des portails et des fenêtres, sur les arcades richement profilées et sur les somptueuses rosaces de pierre ajourée des oculis. La polychromie accusée des zones supérieures confère une certaine légèreté aux masses qui sont, par ailleurs, régies par le verticalisme mesuré de la coupole principale et de la coupole occidentale.
L'élément rationnel dans l'architecture extérieure de Kalenić est adroitement masqué par la décoration: dans l'architecture intérieure tout est soumis à une logique stricte, la disposition des lieux de même que leur peinture murale.
Des architectes et des artistes anonymes ont construit et décoré de fresques, entre 1407 et 1453 environ, l'église du monastère Kalenić pour le noble Bogdan qui était protodochiaire à la cour du despote Stefan. Sur le mur nord du narthex se trouve représentée la famille du donateur: Bogdan, sa femme Milica, son frère Petar, avec devant eux le despote Stefan.
image

Despote Stefan Lazarević

Une rigoureuse discipline au point de vue hiérarchique est observée aussi bien en ce qui concerne le droit du fondateur que dans sa représentation en peinture. De même que, obligatoirement, le dignitaire présente sa charte de donation à l'approbation du despote, sur la composition où figure le donateur il est peint derrière le despote, tandis que Stefan se réserve le privilège d'être l'intercesseur du donateur auprès des saints personnages auxquels le sanctuaire est dédié.
À Kalenić le choix et la répartition des fresques ont été systématiquement établis et appliqués. Vers le milieu du XIVe siècle la tendance narrative triomphe dans la peinture murale serbe: on accumule de façon plus ou moins mécanique de nombreux cycles sur les murs des églises. Vers la fin du siècle les artistes deviennert tout à coup plus retenus, les sujets sont minutieusement choisis et intégrés avec un sentiment très juste dans l'architecture intérieure.
Dans la calotte de la coupole il y avait un grand médaillon avec le Pantocrator en buste; autour de lui les théories solennelles de la liturgie céleste: plus bas — dans le tambour entre les fenêtres — les huit grands prophètes en pied; en-dessous d'eux une rangée de douze prophètes. Dans les pendentifs figurent les évangélistes assis. Entre les évangélistes sont peints à l'est le Mandylion, à l'ouest le Keramyon, au nord et au sud la Main de Dieu. Les proportions des figures dans cet espace sont adroitement différenciées. Les plus petites sont celles des évangélistes, les prophètes en-dessous des fenêtres sont un peu plus grands, les prophètes entre les fenêtres sont nettement plus grands, la plus grande avait certainement dû être la figure du Christ dans la calotte.
Ainsi les figures sont de taille croissante à mesure qu'on monte. La double gradation a été appliquée simultanément; suivant l'échelle des valeurs les personnages les plus importants sont plus grands que les moins importants, mais aussi pour des raisons d'ordre pratique: les formes plus éloignées du regard sont plus grandes, pour qu'on puisse mieux les voir; les ornements et les inscriptions dans les zones hautes sont également beaucoup plus grands. Dans le naos, sur les voûtes et la zone la plus haute étaient représentées les Grandes Fêtes, dont quelques unes seulement sont conservées — l'Annonciation, la Descente aux Limbes et en partie la Dormition de la Vierge.
Une idée en faveur dans la théologie byzantine tardive, à savoir que l'autel symbolise le tombeau du Christ, est particulièrement mise en évidence à Kalenić. À côté des fresques représentant l'Adoration de l'Agneau et la Communion des Apôtres, qui font obligatoirement partie de la décoration du bêma, on voit ici encore l'illustration détaillée des scènes après la Résurrection: St. Jean et St. Pierre penchés au-dessus du tombeau vide (Jean 20,1-9), les Pèlerins d'Emmaus, le Souper à Emmaùs et le retour à Jérusalem de Luc et Cléophas vers les Onze (Luc 24,13-36). Dans la niche du diakonikon est peinte la Vierge Orante, et dans la prothèse la célèbre fresque du Christ au Tombeau, sans conteste la plus belle Imago Piatatis dans la peinture byzantine.
image

La guérison du lépreux, détail

Dans la zone médiane, au-dessus des saints en pied, se suivent les scènes des Miracles du Christ. Le cycle commence du côté est de la conque sud avec le Miracle des Noces de Cana (Jean 2,1-11), à côté de cette scène il y a la Guérison de la fille de Jaïre (Matth. 9, 8-25). Le cycle se poursuit sur le mur ouest avec la Guérison de la fille de la Chananéenne (Matth. 15, 21-20) et la Multiplication des pains (Matth. 14, 15-22). Dans la conque nord se trouvent les dernières scènes des Miracles, de l'ouest à l'est: la Guérison de l'Hydropique (Luc 14, 2-2), la Guérison du Lépreux (Marc 1, 40-45) et la Guériison des deux Aveugles (Matth. 9, 27-30).
Dans la zone inférieure le choix des saints en pied est caractéristique. Les places destinées auparavant aux Apôtres sont dévolues à présent aux saints guerriers. Dans l'abside sud du choeur se trouvent St. Démétrtilos, St. Rrocope et St. Nicétas; dans l'abside nord: St. Eusthate, St. Nicéphore et les deux Théodore, de Tiron et le Stratélate. Sur les deux paires de pilastres sont figurés les archanges, au nord Gabriel, au sud Michel. Dans la travée ouest, dans la zone inférieure, on voit St. Simeon de Serbie (Nemanja), St. Cyriaque et Ste Julitte, St. Jean l'Aumonier, St. Nicolas, St. Constantin et Ste Hélène, les saints anargyres Côme et Damien, St. Sava de Serbie et St. Sava le Stratélate.
image

St. Sava de Serbie

Le fait que les apôtres sont omis dans la première zone de fresques conduit à supposer qu'il y avait à Kalenić une iconostase de bois à deux étages avec les icônes des apôtres dans la rangée supérieure, dans la frise de la Déisis.
Les fresques du narthex sont idéalement adaptées aux surfaces brisées de l'architecture intérieure. Au-dessus des figures en pied s'étagent en quatre zones les scènes de l'Enfance et de la Jeunesse de la Vierge et l'illustration du cycle de la Nativité du Christ. Dans la zone la plus haute, en-dessous de la coupole aveugle dans laquelle la peinture murale s'est effacée, on distingue quatre scènes des apocryphes sur St. Joachim et Ste Anne, une illustration d'événements qui ont précédé la Nativité de la Vierge: l'Offrande au temple, l'Offrande refusée, Joachim se retire parmi ses bergers, l'Ange annonce à Sainte Anne qu'elle enfantera.
Dans la deuxième zone, sur le mur est, est peinte la Nativité de la Vierge, à côté sur le mur sud, Joachim et Anne caressent la Vierge nouveau-née, sur le mur ouest la Vierge et les trois Hiérarques et sur le mur nord les Sept premiers pas de la Vierge. Les scènes de la troisième zone sont rangées dans l'ordre suivant en partant de l'est: la Présentation de la Vierge au Temple, la Prière de Zaccharie devant les bâtons des prétendants, Zaccharie confie la Vierge à Joseph, l'Annonciation au puits, les Reproches de Joseph à Marie et la Visitation de Marie à Elisabeth; cette scène termine le cycle de la Vierge et introduit le cycle de la Nativité du Christ. Interrompant l'ordre suivi, dans la troisième zone sur la paroi nord est peinte la Nativité du Christ.
image

Un ange apparaît à Joseph pendant son sommeil et l´invite à fuir en Egypte, détail

Dans la quatrième zone, la plus basse, sur le mur est, on voit la suite des scènes illustrant les événements qui précèdent la Nativité du Christ: l'Ange apparaît en songe à Joseph pour lui expliquer la conception de la Vierge, (Matth. 1, 19-24) et faisant suite à cette scène: le Voyage à Bethléem. Sur le mur sud, dans la même zone, est représentée une scène que l'on voit rarement: Joseph et Marie se font inscrire pour le Recensement (Luc 2, 1-5). Puisque la scène de la Nativité figure dans la troisième zone du mur nord, le peintre poursuit l'illustration des événements qui suivent la Nativité; ce sont l'Adoration des Mages, leur retour, le Songe de Joseph dans lequel il reçoit l'ordre de fuir, et sur le mur nord, la Fuite en Egypte.
image

La Fuite en Egypte

Dans la zone inférieure du narthex les figures en pied sont groupées selon un ordre déterminé. Sur le mur est il y a la Déïsis: dans la lunette du portail le buste du Christ; sur le mur nord la Vierge avec l'apôtre St. Pierre, sur le mur sud St. Jean le Prodrome avec l'apôtre St. Paul. Sur les autres surfaces de la zone la plus basse sont figurés les saints anachorètes Antoine Abbé, Arsène, Euthyme, Athanase du Mont Athos, Théodose le Cénobiarque, et Ephrem de Syrie.
À la fin du XIVe et au début du XVe siècle, dans les églises de Serbie, les saints guerriers se voient habituellement dans le naos et les saints anachorètes dans le narthex. Dans le troisième quart du XIVe siècle on observe beaucoup d'hésitation dans le choix comme dans l'aspect des figures dans la zone la plus basse du narthex et du naos. Dans les territoires macédoniens, de Castoria à Skopje, vers 1370, les grandes figures en pied de la zone inférieure évoquent l'atmosphère de la cour céleste. Vêtus à la mode des hommes de la cour du XIVe siècle, les saints guerriers en robes longues et bonnets hauts sont peints sur le socle bas — et ils se confondent pour ainsi dire avec les nobles de ce temps, visiteurs de l'église, vêtus de la même manière. La cour céleste ressemble un peu trop aux cours des empereurs Dušan et Uroš, telles qu'on les a peintes dans la deuxième moitié du XIVe siècle en Macédoine, comme une expression de la confiance dans la stabilité des puissances de la terre. La place des choeurs des saints anachorètes et des saints guerriers changeait d'après le désir du fondateur.
image

Saint Arsène

Dans les églises élevées par les moines, les anachorètes sont dans le naos et les guerriers dans le narthex (par exemple à Zaum, sur le lac d'Ohrid); dans les églises des dignitaires les saints guerriers en vêtements de dignitaires occupent une place plus importante, dans le naos (par exemple dans le monastère de Marko, près de Skopje).
Les saints guerriers en longs cafetans, coiffés de bonnets fantastiques, derniers souvenirs de l'ancien prestige et de la gloire terrestre de la noblesse, sont représentés ainsi dans les régions méridionales macédoniennes jusqu'au début du XVIe siècle. Dans les contrées du nord les saints guerriers sont de nouveau revêtus du costume des guerriers cuirassés antiques; seul un détail par-ci par-là, un bonnet insolite ou un sabre turc à lame courbe, indique l'époque de laquelle ils datent. Dans la plupart des églises de l'École de la Morava les saints guerriers sont représentés dans des attitudes dynamiques, en combattants impatients qui avant la bataille inspectent leurs armes, contrôlent le tranchant de leur lame, la précision de leurs flèches.
image

Saint Georges

À Kalenić, par contre, les saints guerriers n'ont pas l'air troublé, ils ont pour la plupart des attitudes calmes, un peu affaissés, le regard fixé au loin. Deux d'entre eux seulement sont représentés avec des mouvements un peu plus vifs: St. Théodore le Stratélate qui tire son épée du fourreau et St. Procope qui tient son épée levée tout droit, dans une pose solennelle, comme au cours d'une cérémonie. La même atmosphère de cérémonie paisible, distinguée qui règne dans le premier rang de saints guerriers s'observe également sur les autres fresques.
Le nouvel élément décoratif et la nouvelle élégance dans les proportions de la figure humaine, dans ses attitudes et ses mouvements apparaît déjà dans les premières fresques du style moravien à Ravanica.
Dans un système de décoration fixé avec précision, tel qu'on le voit à Ravanica, ce qui frappe surtout, c'est un motif qui revient dans la plupart des églises de l'École de la Morava: une frise dans laquelle les médaillons et les petits cercles alternent; dans la peinture médiévale serbe ce n'est que dans le style moravien qu'on observe la répétition de ce motif: un large ruban à chevrons, formant une série de cercles grands et petits reliés entre eux.
Dans l'art byzantin ce cadre décoratif des bustes souvent peint se voit en particulier sur les reliefs en ivoire. Les artistes serbes de la Morava s'en tiennent exactement à ces modèles fournis par la plastique. Si, par exemple, on compare seulement les médaillons du célèbre triptyque du Vatican avec les médaillons des maîtres moraviens, il devient évident qu'un tel retour direct aux modèles du Xe siècle n'a pu avoir lieu qu'à Constantinople. Ce détail frappant, tout extérieur, n'est pas isolé. Les types des têtes, les proportions et les attitudes raffinées des figures sur les reliefs byzantins du Xe siècle rappellent souvent les saints élégants des églises moraviennes.
Dans le groupe de fresques dues à l'École de la Morava, Kalenić occupe une place à part, à cause du style de sa peinture. La peinture murale de Kalenić se rattache nettement à l'art byzantin du début du XIVe siècle, surtout aux mosaïques de Kahrié-Djami. Les ressemblances iconographiques entre les fresques de Kalenić et les mosaïques de Kahrié-Djami ont été remarquées depuis longtemps. Il suffit de rappeler seulement le rare motif du Recensement à Bethléem; les deux compositions, celle de Constantinople et celle de Kalenić ont été exécutées d'après le même carton. Cependant, malgré des similitudes surprenantes, on observe sur les parallèles iconographiques les plus proches des différences de style essentielles.
Tous les arts qui ne nourrissent pas l'ambition d'exprimer quelque chose de nouveau portent en eux une puissance étrange: celle de transformer entièrement leurs modèles en y introduisant de légères modifications. A partir des dernières années du XIVe siècle l'art serbe aspirait à l'immutabilité. Les évocations séduisantes des beautés du temps jadis ont tissé l'art somptueux de l'École de la Morava en Serbie. Le passé récent était discrédité. L'image du ciel et des habitants célestes ne pouvait guère ressembler aux cours et à l'armée d'un empire ruiné.
À l'époque de l'invasion turque on accusait l'empereur Dušan d'avoir été un grand pécheur dont l'orgueil aurait provoqué le courroux du ciel. Les armées chrétiennes de la terre étaient impuissantes. Après la catastrophe du Kosovo, en 1389, la religieuse Jefimija, pleurant la mort du prince Lazare, invite les saints guerriers à entrer eux aussi dans le combat. Les invoquant un par un, dans les moments de désespoir, elle s'adresse au prince mort: ... «rassemble tes interlocuteurs et pairs, les saints martyrs et les saints guerriers, et avec eux prie le Seigneur qui t'a accordé la gloire, avertis Georges, engage Démétrios, convaincs Théodore, entraîne Mercure et Procope... ». Cette mobilisation de l'Église militante n'a guère ébranlé les saints guerriers de Kalenić. Dans tous les autres monastères de la vallée de la Morava, ils brandissent leur épée, se retournant l'air agité, semblant chercher l'ennemi «les armes à la main droite et à la main gauche» selon l'expression pittoresque de Constantin le Philosophe. À Kalenić les soldats de l'armée céleste restent paisibles, montrant davantage leur recueillement et attendant sans s'agiter, sans mouvement, calmes, distingués, la bataille décisive.
image

Le Recensement à Bethléem devant Quirinus

Cette insistance évidente sur les valeurs intrinsèques de l'homme confère à la peinture de Kalenić son caractère essentiel: une retenue pleine de discrétion dans l'expression. Il suffit de comparer, les compositions absolument semblables au premier abord de Kalenić et de Kahrié-Djami, l'illustration déjà mentionnée de la scène du Recensement (Luc 2, 1-5): la disposition des figures est presque identique; à Kahrié-Djami, le légat Quirinus — à Kalenić c'est l'empereur Auguste d'après l'inscription — est assis à gauche, derrière lui un garde est debout tenant la lance, le bouclier et l'épée; devant le légat, au milieu de la composition, se trouve un scribe et un soldat, devant eux la Vierge et derrière elle St. Joseph et trois villageois.
À Kalenić il y a une seule modification dans la disposition des figures: le soldat devant le scribe est placé dans l'angle extrême gauche.
image

Le Recensement à Bethléem devant Quirinus, détail

Ce seul détail change toute la situation. Sur la mosaïque de Constantinople, domine la puissance de l'autorité terrestre, la Vierge, la tête baissée, répond au soldat qui l'interroge, tandis que le scribe silencieux écrit. Sur la fresque de Kalenić la Vierge se tient droite, et c'est le scribe qui est légèrement penché devant elle. Le soldat qui interroge est placé derrière le garde. La Vierge parle — non pas avec Quirinus, le légat de l'empereur, mais avec l'empereur Auguste lui-même. La conception d'ensemble d'un même événement est tout à fait différente, ainsi que le traitement artistique.
À Kahrié-Djami on voit représenté sur une scène peu profonde en mouvements vifs le moment dramatique de la confusion de la Vierge. L'ampleur des gestes et des formes est soulignée par des contrastes très accusés de la lumière et de l'ombre.
À Kalenić dans un espace beaucoup plus profond on voit le même événement, mais l'action y est à peine esquissée. Les expresions des visages sont plus éloquentes que les gestes. Les couleurs douces, claires de la modeste architecture dans le fond, avec une lourde draperie par-dessus les toits, donnent à la scène entière un cadre familier, intime. L'accent est transféré sur la vie intérieure des personnages. Le ton narratif haut d'autrefois est devenu moins bruyant, plus noble. Pour le traitement pictural, l'artiste a recours à des moyens sobres. Dans le dessin et la couleur domine, presque inapparente, une harmonie qu'on ne remarque pas au premier abord.
Pour voir jusqu'à quel point les maîtres de Kalenić tendent à la perfection dans le traitement formel des motifs anciens, le meilleur exemple est la fresque représentant les Noces de Cana qui est composée avec virtuosité. Au lieu de représenter comme de coutume une scène avec un grand nombre de conviés, à cause desquels le vin est venu à manquer, comme on la voyait habituellement dans la peinture serbe du début du XIVe siècle, à Saint-Nikita et à Gračanica, ici les personnages sont choisis à dessein: le Christ, la Vierge, les jeunes époux, leur témoin, encore un homme d'un certain âge et trois jeunes serviteurs. Les neufs personnages sont disposés autour de la table et auprès de grands vases.
image

Les Noces de Cana

Autour de la table sont assis trois groupes. A gauche, un peu à l'écart le Christ et la Vierge. La mère s'adresse au Fils: «ils n'ont point de vin», et le Christ lui répond, assez durement, la seule fois dans l'Évangile: «Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi? Mon heure n'est pas encore venue». Les deux hommes du côté opposé de la table, in cornu sànistra, goûtent le vin miraculeux, mais les deux, le témoin comme son interlocuteur, levant leur verre, écoutent attentivement le Christ. Seuls les jeunes époux au milieu de la table, occupés d'eux-mêmes, les têtes tendrement appuyées l'une contre l'autre, se livrent à une cérémonie qui n'a pas été décrite dans l'évangile: le jeune époux pique le doigt de la jeune épouse de la pointe de son couteau. Le jeu des gestes est étudié jusqu'aux détails les plus infimes: la main de la mariée repose élégamment sur la nappe richement brodée, tandis que la main du marié, tendue par l'effort, qui tient le couteau comme un instrument chirurgical, s'approche doucement d'elle; dans l'art ancien les mêmes mains toujours sans souplesse n'étaient pas capables d'exprimer des gestes aussi éloquents.
Le rite des époux est clairement illustré. Selon une très vieille coutume d'avant le christianisme, le marié et la mariée boiront du sang mêlé au vin dans le même verre que le jeune marié tient entre eux. Ce mélange typiquement serbe des usages païens et chrétiens est équilibré par la puissance de l'art. Deux récits ayant trait au sang sont ajoutés à la description du miracle à Cana.
image

Les Noces de Cana, détail

À l'anecdote nuptiale, en apparence assez insignifiante, sur le vin qui est venu à manquer a été ajouté bientôt un symbole tragique: le vin à Cana est interprété comme le sang du Christ. Un chant du Vendredi-Saint décrit la rencontre de la Vierge et du Christ sur le chemin du Calvaire. Dans les moments où approche «l'heure» à laquelle il est fait allusion au cours des noces de Cana, la Vierge demande à son Fils s'il ne se rend pas «à une autre noce de Cana». Et sur cette même composition — au milieu, on voit le rite primitif du sang, conservé jusque récemment dans les coutumes monténégrines de la fraternité d'élection. Dans les années 30 de ce siècle, dans la région de la tribu des Kuči, on établissait de la même manière la fraternité d'élection.
La symbolique chrétienne et les croyances populaires sont confondues dans la scène d'un banquet seigneurial du Moyen Age. Les Noces de Cana à Kalenić rappellent irrésistiblement un passage de la vie du despote Stefan Lazarević, due à Constantin le Philosophe, où se trouve décrite la dinstinction des manières à la cour du despote: ... «et tous dans la crainte étaient comme des anges... et tous l'un à l'égard de l'autre (se conduisaient) comme il convient et avec beaucoup de retenue, et encore davantage les intérieurs (ceux qui avaient un rang au palais), lesquels par cet oeil étaient surveillés, choisis et éclairés. De cris ou de trépignements, ou de rire bruyant, ou de vêtements mal convenants, il ne pouvait être question, et tous étaient habillés de vêtements clairs qu'il leur distribuait lui-même ...» Les mêmes manières polies, les mêmes gestes courtois, les mêmes vêtements distingués apparaissent sur la fresque des Noces de Cana à Kalenić. La stricte symétrie des trois groupes autour de la table est numériquement fixée: deux, trois, deux. Cependant la composition dans l'ensemble n'est pas enfermée dans cette symétrie numérique, elle est libérée par l'accent adroitement posé dans l'angle droit du tableau: sur les jarres dans lesquelles l'eau est changée en vin.
L'équilibre dérangé des masses inégales de la table et des jarres est spirituellement rétabli par les plans sombres des vêtements, du Christ, de la Vierge et du jeune époux à la gauche du convié assis et des deux serviteurs à droite. La répartition concertée des personnages en vêtements sombres crée une nouvelle symétrie qui englobe la scène tout entière.
Un pittoresque plein de fraîcheur commence à se manifester dans le style des maîtres de Kalenić. Ainsi quoique la figure humaine en tant que forme plastique soit nettement définie, elle perd sa raideur sculpturale d'auparavant et sa lourdeur de statue animée. Dans les compositions des fresques de Kalenić l'homme est une tache claire ou sombre, aux contours vivants, l'ancien anthropocentrisme accentué est tellement atténué que certaines fresques font penser à l'art occidental; la haute architecture compliquée de «l'Adoration des Mages» ou le grand paysage avec l'architecture dans «la Fuite en Egypte» rappellent effectivement l'Italie.
image

La Fuite en Egypte

Ces compositions ne sont évidemment pas un exemple des solutions habituelles des maîtres de Kalenić, mais elles témoignent assez nettement combien ceux-ci sont intéressés par les thèmes qui, dans l'art byzantin de cette époque, sont traités ailleurs avec beaucoup moins de souplesse et de façon plus stéréotypée.
Le nouveau sentiment pour la totalité de l'expression triomphe sur les fresques de Kalenić; bien que les détails soient finement travaillés, tout est subordonné à l'impression dominante. La différenciation des physionomies, les caractères divers pour lesquels la peinture murale serbe du XIVe siècle avait une prédilection particulière disparaissent ici. Les types de jeunes gens, les guerriers, les vieillards, les femmes se ressemblent de plus en plus. Le peintre ne tient plus à donner un air (intéressant, un autre thème s'impose pour ainsi dire de lui-même à l'artiste: exprimer l'intensité du sentiment intérieur. Le sérieux du visage en tant qu'expression de la vertu se maintient dans l'art byzantin jusqu'à la fin, mails les variantes de l'expression de sérieux, sur les visages des figures isolées en particulier, sont innombrables. Les visages sérieux de Kalenić ne diffèrent pas beaucoup entre eux: les jeunes sont pensifs et résolus, les vieux inquiets, apeurés, presque larmoyants. C'est tout juste si St. Théodose le Cénobiarque dans le narthex ne fond pas en larmes. Les peintres de la Morava, sous le poids du tragique de leur temps, ne s'arrêtent pas à reproduire les détails des visages éphémères, ce qui les intéresse, ce n'est pas tant la physionomie extérieure de la génération que son expression qui traduit le funeste pressentiment de sa fin prochaine.
Observées de ce point de vue, les figures de l'École de la Morava forment une galerie parfaitement homogène de personnages tristes. On retrouve presque les mêmes visages chez les maîtres anonymes de Kalenić et chez le peintre Radoslav, l'auteur de la miniature représentant les évangélistes dans le tétraévangile serbe de Leningrad, qui date de 1429, ainsi que chez le grand artiste qui peignit les fresques de la coupole dans l'église de Resava. C'est le même esprit dont est imprégné l'enlumineur minutieux Radoslav et le peintre vigoureux dont on ignore le nom et qui est l'auteur des prophètes monumentaux à Resava.
image

Evangéliste Saint-Luc, miniature exécutée par Maître Radoslav provenant d'un Evangéliaire serbe datant de 1429, conservé à la Bibliothèque publique Saltikov — Tchedrine de Leningrad.

Cependant, la ressemblance est frappante uniquement dans l'aspect extérieur des visages; au point de vue psychologique et dans le traitement pictural toutes ces têtes qui paraissent ressemblantes diffèrent essentiellement en réalité: la tristesse des immenses et puissants prophètes semble annoncer des sombres humeurs des titans de la Sixtine; le St. Théodose lyrique et désemparé est trop élégant et trop distingué, il inspire plutôt la sympathie que le respect, et le vieux Jean du manuscrit de Leningrad — qui a la même tête et qui regarde le spectateur avec méfiance et une grimace de vieillard effrayé, — est à la limite du comique.
Ces têtes diffèrent également beaucoup dans la conception picturale. Les fresques plus récentes de Resava sont en un certain sens archaïques, emprisonnées dans la tradition de la peinture murale, les formes lourdes, dures et l'éclairage outré. Le coloris somptueux des miniatures de Radoslav, est tout étincelant — d'après la description de N. P. Kondakov — de tons moelleux, lilas, vents et bleus; des hachures d'or sombre exécutées en or fondu, recouvrent comme une toile d'araignée scintillante les tissus, le bois et le métal, ce qui ressemble beaucoup, semble-t-il, à la technique de la peinture d'icônes.
Le coloris léger, transparent de Kalenić est une exception parmi les monuments serbes du début du XVe siècle. Le marron clair, le rouge clair, le jaune acide, le vert clair, toutes ces couleurs préférées des maîtres de Kalenić se voient tout à fait rarement dans le reste de l'ancienne peinture serbe. Ni avant ni après Kalenić on ne rencontre point de fresques semblables dans le despotat serbe.
Trois caractères nouveaux de façon frappante apparaissent dans la structure du style de Kalenić: le coloris léger et clair, le modelé moelleux de la figure humaine et la ligne accentuée. Comme conséquence de ces nouveautés on voit apparaître un rapport inverse entre la figure humaine et les coulisses, architecture ou paysage.
La figure humaine auparavant pleine et dominante, derrière laquelle on représente comme des jouets les formes réduites des architectures et des paysages, devient tout à coup à Kalenić sur les plus belles fresques, éphémère, presque insignifiante. Les rois mages traversent rapidement la scène presque comme des ombres devant l'architecture imposante et solide de l'arrière-plan; un nouveau processus commence, dans lequel les objets inanimés et la nature deviennent de plus en plus grands et de plus en plus solides, tandis que la figure humaine légère devient de plus en plus petite.
Le fait que Kalenić représente un cas isolé dans la peinture serbe de l'École de la Morava s'explique sans trop de peine: les peintres anonymes de Kalenić, plus que tous les autres artistes du début du XVe siècle, tendent à l'immatériel. Dans le cadre de l'École de la Morava les fresques de Kalenić font presque l'impression d'être éthérées. Cependant, comparées à la peinture russe du début du XVe siècle elles apparaissent comme les produits d'un art qui n'abandonne pas les bases réalistes de son style. La plastique de la figure humaine à Kalenić est discrète mais elle existe et elle est toujours accusée de façon suffisamment claire.
image

Le Recensement à Bethléem devant Quirinus, détail

Le lyrisme et une certaine dérogation au réalisme habituel confèrent aux scènes des peintres de Kalenić un exotisme discret de conte de fée dont l'action se passe quelque part en Orient. L'intérêt nouvellement éveillé pour la nature et un rapport plus naturel entre l'homme et son milieu, se mêlent avec les détails du faste oriental soigneusement observés et reproduits. L'art isolé de Kalenić est de toute évidence la peinture d'une société isolée qui s'attendait à disparaître bientôt. Cet art était en même temps un précieux condensé. Toute l'École de la Morava est imprégnée de courants qui venaient de Constantinople, de Salonique, du Mont Athos, de Bulgarie, puis par la Dalmatie d'Italie; ce n'est pas sans raison que Kondakov, en énumérant les oeuvres de la peinture serbe du début du XVe siècle, note un certain air siennois des têtes sur les miniatures serbes. Sous la poussée des Turcs, on voit arriver en Serbie, des régions menacées ou déjà envahies, des écrivains et des artistes qui dans des circonstances normales n'auraient pas mis le pied dans les pays serbes. Ainsi la Serbie devient le refuge des intellectuels et des artistes émigrés qui par leur activité raniment soudain la vie artistique en lui imprimant en même temps un cachet international. Dans le despotat serbe, surtout parmi la haute noblesse, la tradition artistique était suffisamment vivace; les nouvelles tendances pouvaient prendre racine et adopter les traite nouveaux que leur donnait le milieu serbe.
Cet art serbisé a été en Serbie tout entier sous le signe du provisoire. Dès avant la catastrophe finale cet art d'émigrés s'était déplacé plus loin vers le noird, en Valachie, en Moldavie et de là vers les espaces lointains de l'art russe. Cette migration était régie par certaines lois. La peinture monumentale de la 'l’École moravienne s'éteignit sur son propre territoire: les peintres des cours des Lazarević et des Branković n'émigrèrent pas; on ne retrouve nulle part la moindre trace d'une peinture qui correspondrait au style des fresques de Resava. L'art modeste des maîtres de province, de ceux qui peingnirent les fresques de Ramaća par exemple, continua à survivre dans les milieux de la campagne sous les Turcs.
L'art de la haute noblesse, d'un milieu qui avait fourni les émigrés les plus nombreux, avait quitté le pays. Cet art était déjà prêt à la migration. Il rompait lui-même les liens qui le rattachaient au sol dans lequel il avait puisé sa sève. Dans la beauté impuissante des fresques de Kalenić se trouvait saisi, comme dans un miroir, tout le tragique de la chevalerie serbe à son déclin: l'élégance, le goût d'une décoration discrète, un sens subtil pour le geste et les attitudes mesurées — le lyrisme d'une société cultivée et fermée, riche et désemparée qui avait tenté dans toute la beauté de sa culture qui avait dépassé le stade de la maturité, avec tous les accessoires de son existence confortable, de déménager de la terre jonchée de périls dans un ciel où régnait la sécurité.
La «Sainte Trinité» de Roublev et les jeunes époux de Kalenić avec le serviteur dans les «Noces de Cana», deux trinités composées de façon semblable quant à la forme, contrastent comme les pôles opposés d'un art pourtant contemporain. Roublev peint la vision haussée jusqu'à la sphère des idées le mystère impénétrable de l'eucharistie. Le maître de Kalenić peint les noces de jeunes gens beaux comme des anges, annoblis par les symboles du sacrifiice et des liens du sang, il s'abandonne entièrement à un sentiment religieux trop libre qui confine au péché. La puissance et le mystère rayonnent de chaque trait des personnages sublimes de Roublev. Sur la fresque serbe c'est l'apothéose du bonheur terrestre des amoureux. L'étrange lyrisme des temps pénibles fleurit dans la littératurre serbe à la même époque que la peinture de Kalenić. «L'Epitre sur l'amour divin» du despote Stefan Lazarević a reçu dans les jeunes mariés de Kalenić sa meilleure parallèle. Ce chant d'amour prononcé devant le tableau qui les représente retentirait comme un colloque avec eux.


Belgrade 1964.