L' ART DE LA MORAVA

par Svetozar Radojčić

L'ART ancien de la Serbie commence à s'épanouir vers la fin du 12e siècle. Il entre en décadence à partir de 1459, quand les envahisseurs turcs occupent Smederevo, capitale de la dernière principauté serbe. Cet art national va survivre sous le joug ottoman jusqu'aux premières décennies du 18e siècle. Quand les Turcs se retireront du bassin du Danube, les artistes serbes de l'époque du baroque tardif vont adopter l'art "européen". Auparavant, l'art de la Serbie faisait partie intégrante de la culture byzantine chrétienne. Il a connu à ce titre un sort singulier. Après la débâcle de "la grande Serbie" en 1371 et l'extinction de la dynastie de Stefan Nemanja, les familles princières des Lazarević et des Branković essayent de se maintenir dans l'étroit territoire qui s'étend entre la Save et le Danube au nord et les deux Moravas au sud. (Ces deux rivières, qui finissent par se joindre pour se jeter dans le Danube, ne doivent pas être confondues avec le fleuve homonyme, qui coule dans la Tchécoslovaquie actuelle et d'après lequel on désigne la vaste région de la Moravie).
Sur ce territoire des Moravas méridionales, où se livraient le combat entre le christianisme européen et l'Islam envahissant, le "despotat" (ce terme, emprunté à la hiérarchie princière de Byzance, ne comporte aucune acception péjorative) n'aura qu'une durée courte : entre 1402 et 1459, il est la dernière oasis de la chrétienté libre dans les Balkans. C'est l'époque où la Serbie méridionale devient l'asile de myriades d'émigrants venus de Byzance, du Mont Athos, de Macédoine, de Bulgarie et d'Albanie.
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Détail de fresque du 14e siècle, dite des "Sarrasins",
provenant de l'Eglise de Saint Archange à Lesnovo.

C'est là que convergent de nombreux princes ayant perdu leurs terres, des évêques sans évêchés, des moines sans monastères, des seigneurs sans fiefs et sans châteaux, et, avec eux, une suite nombreuse d'écrivains, d'architectes, de peintres, de musiciens et de chanteurs, toute une population d'artistes vivant autour des puissants et des riches de ce monde.
Stefan Lazarević, fils du prince Lazare tombé en 1389 sur le champ de bataille de Kosovo où les Turcs l'emportent définitivement sur les Serbes, est un représentant typique de son époque : despote de l'empire byzantin et chevalier ayant prêté serment au roi de Hongrie, vassal du Sultan et commandant en chef d'une armée, guerrier et au surplus poète lui-même, il ralliait autour de lui, à sa cour de Belgrade, un grand nombre d'écrivains, car il aimait la littérature. Pour le flatter, ses contemporains l'appellent "le nouveau Ptolémée". Il est à l'origine de l'école dite de Resava, d'après le nom du monastère qui en était le siège et de la rivière auprès de laquelle se trouvait le monastère : école non de simples copistes, comme on le dit à la légère, mais de "traducteurs", ainsi que la désignent ses contemporains.
Or en même temps, une école, encore plus considérable, se formait sous les mêmes auspices. On a dit parfois que l'art était un produit des temps paisibles et heureux : rien de plus faux, et cette naissance d'une école qui enseigne la sensibilité et la grâce au milieu d'un temps de malheur et qui savait bien qu'elle courait à sa perte, en témoigne largement. Cette école porte, dans l'histoire de l'art serbe ancien, le nom d'École de la Morava.
A partir du 12e siècle, la recherche esthétique serbe s'exerce toujours sur deux plans : la beauté extérieure et la beauté intérieure. Ces deux tendances à caractères opposés, et de valeur inégale, vont atteindre l'une et l'autre leur expression la plus éclatante sous le despotat serbe. Leur contraste est surtout prononcé dans l'architecture.
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Evangéliste Saint-Luc, miniature exécutée par Maître Radoslav provenant d'un Evangéliaire serbe datant de 1429, conservé à la Bibliothèque publique Saltikov — Tchedrine de Leningrad.

Les églises aux espaces intérieurs parfaitement conçus et aux façades somptueuses convenaient bien aux offices liturgiques et au faste spectaculaire des cérémonies. Ces espaces allongés s'y terminaient en demi-cercle, surmontés, en haut, par les conques de leurs absides et par les calottes de leurs nombreuses coupoles : l'ensemble était adapté aux besoins d'une représentation liturgique complexe, avec ses protagonistes, ses deux choeurs et ses cortèges merveilleux, tels qu'on les voit dans les fresques de l'époque. Les compartiments, passages et cloisons de ces églises étaient non seulement fonctionnels, mais offraient aussi une parfaite acoustique.
Toute récente est la découverte de la musique vocale qui, à sa manière complétait la beauté des églises de la Morava : c'est en effet seulement après la deuxième guerre mondiale qu'on a déchiffré les manuscrits serbes de la fin du 14e et du début du 15e siècle, comportant des annotations musicales, et que l'on a transcrit ces notations dans notre système d'écriture moderne. Deux cortèges souvent illustrés par les peintures anciennes — la "Grande entrée" et la "Communion des apôtres" — s'accompagnent désormais, en plus des paroles connues, d'une ambiance musicale qui donne aux gestes des personnages peints un rythme étrange, qu'on dirait infini — une musique qui n'est pas de ce monde et qui imprègne les fidèles d'une foi constante.
Les personnages singuliers des "maîtres de chapelle", aux vêtements richement ornés et aux étranges tricornes blancs, nous sont déjà familiers par les fresques les plus anciennes, remontant au milieu du 14e siècle : à partir de ce siècle, leurs noms mêmes nous sont connus — Stefan, Isaija, Joakim — ainsi que les morceaux qu'ils ont composés.
Mais la beauté de l'espace sacré et empli de musique s'agrémente également d'une peinture murale nouvelle. La délicatesse subtile des modulations musicales se retrouve dans les fresques. On renonce aux traits de pinceau puissants et ra
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Saint-Marc evangéliste, miniature exécutée par Maître Radoslav provenant d'un Evangéliaire serbe datant de 1429, conservé à la Bibliothèque publique Saltikov — Tchedrine de Leningrad.

ides. La figure humaine, stylisée, d'une plasticité marquée et ressemblant presque à une sculpture, perd ses particularités d'individu terrestre.
La peinture de la Morava s'éloigne désormais de ce qui caractérisait les fresques anciennes. Elle reprend les techniques les plus subtiles de la peinture sur bois : les mouvements sont vus et fixés d'une manière saisissante, cependant que les gestes restent doux et harmonieux. Dans cette peinture du despotat serbe, on représente de préférence des scènes de la vie terrestre du Christ : les saints guerriers, les
moines, les évêques, les prêcheurs sont représentés comme des "hommes célestes et des anges terrestres", tout en beauté extérieure et en perfection intérieure. Il s'agit là d'hommes et d'un univers qui ne pouvaient exister qu'en peinture, en littérature et en musique.
Cet art reflète largement le mysticisme du christianisme oriental. L'émerveillement devant la Révélation donne à l'expression artistique une qualité quasi dramatique. Le sanctuaire est caché derrière une cloison architecturale à laquelle sont accrochées les icônes : cette iconostase, à l'instar de l'antique "scenae frons" des théâtres, a trois portes occultées par de riches tentures : à des moments rituels précis, ces tentures sont soulevées. Dans les grandes églises, il y avait toute une décoration de la pierre, jadis polychrome : de larges bandes ornementales, des arcades, de grandes rosaces et des bas-reliefs plats, surtout autour des fenêtres. Les motifs décoratifs sont d'une grande variété : des rubans • entrelacés, des anges, des animaux fabuleux, des figures énigmatiques — et au milieu de tout cela, comme au monastère de Kalenić par exemple, le centaure Chiron, maître de musique d'Achille.
L' ancienne opposition entre beauté extérieure et beauté intérieure reparaît constamment dans les oeuvres de l'École de la Morava : dans son architecture, ses fresques, ses icônes, sa riche broderie, son orfèvrerie et surtout dans ses miniatures. Les ornements servaient toujours à exprimer une beauté extérieure qui cachait les valeurs plus hautes, profondément mystiques et à peine perceptibles, de la beauté intérieure.
Cette grande vision d'un monde parfait, évoquée à l'heure du péril le plus extrême, exerçait un attrait extraordinaire sur le monde chrétien byzantin survivant : aux intellectuels spiritualisés qui, au 15e siècle, erraient entre l'Italie et les steppes lointaines de la Russie, elle apportait une promesse.
Dans cette petite Serbie du 15e siècle, un art à la fois seigneurial et monacal, né du contraste entre le luxe et l'ascèse, a su faire coïncider les deux types de beauté. Les chemins de l'art européen se diversifiaient donc : alors que l'Occident reniait la pensée et l'art médiéval, l'Orient s'y tenait avec persévérance. Il se montrait sceptique à l'égard de la matière, de la nature et de la raison humaine, et aussi envers la spiritualité de la fin de l'Antiquité, à laquelle il empruntait pourtant son art : cet art où seule la forme ressemble à la réalité et n'est en fait que symbole, allégorie spirituelle. Les écrivains qu'étreignent les Muses, dans les miniatures de Maître Radoslav, sont peut-être les meilleurs exemples de cette culture traditionaliste complexe qui a donc trouvé dans la peinture son expression la plus achevée.


In: The Unesco Courier. 31 (august - september 1978) 41-42.